Très éloignée des standards monumentaux, indéboulonnables des pieds jusqu’à la tête, l’édition 2020 de Milan-Sanremo prend la tournure d’un aller-simple vers une destination mythique, dont le cachet s’appréciera d’autant plus après avoir vaincu un itinéraire incertain. Prévisible à tous les échelons, l’embouteillage au terme de la Via Roma compensera les profonds méfaits de l’épidémie de COVID-19 sur un pays meurtri. Si tant est que la route résiste aux poussées d’adrénaline des plus grands champions qui n’attendent qu’elle. Drôle de festival en prévision, dans la ville aux chansons.

Cartes rebattues

Devant le château des Sforza, où se déroule le départ, on a généralement quelques certitudes, même si certains persistent à dire que la classique transalpine est une loterie. Difficile de leur donner entièrement tort lorsqu’on remarque l’accroissement des sprinteurs-puncheurs sur le modèle des deux icônes de la génération 1990, Peter Sagan et Michal Kwiatkowski. Mais habituellement, les courses de préparation au Moyen-Orient, les premières classiques belges, Paris-Nice et Tirreno-Adriatico donnaient une bonne indication du rapport de force. Le nombre dérisoire de jours de course depuis la toute fin du mois de juillet nous interdit de nous projeter à pleines dents sur les résultats les plus récents, bien que la victoire d’Arnaud Démare sur Milan-Turin devant Caleb Ewan ne saurait être ignorée. En définitive, les noms se bousculent sans que l’on sache quoi en penser. Gaviria ? Bennett ? Colbrelli ? Ces trois garçons se sont imposés au sprint pour leur reprise, mais savoir qui surveiller devient un casse-tête.

Julian Alaphilippe, brillant tenant du titre, peut-il faire le doublé alors qu’il n’a aucun intérêt à sur-performer dès le mois d’août ? Quid de Wout Van Aert, impressionnant vainqueur des Strade Bianche ? Choisir un nom revient à tirer un petit papier dans un chapeau qui en contiendrait une grosse trentaine. Le premier monument de l’année une semaine après la reprise, ce n’est pas commun, et l’idée de voir s’imposer un coureur invisible à l’écran depuis le mois de mars n’a jamais été aussi grande. Le dilemme des pronostiqueurs, entre arrivée massive et sprint en petit comité, ne s’est pas mieux éclairci. Habitués à avoir une main d’œuvre très fournie au printemps, certains sprinteurs payeront directement le manque de rythme de leurs coéquipiers, et la réduction à six coureurs imposée par l’organisation à moins d’une semaine du départ. Paradoxalement, la fraîcheur du peloton pourrait bien provoquer une course cadenassée, et maintenir en vie des coureurs souvent distancés sur des anticipations d’outsiders, dans la Cipressa ou dans le Poggio.

Capi disparus, cabine revenue

Accordons-nous aussi sur ce point, plus personne n’a fait la différence dans les capi depuis la nuit des temps. Si l’on se réjouira de l’absence de fumigènes, en pleine chaleur caniculaire, au sommet du Capo Berta, la disparition exceptionnelle des faux-plats de la corniche de Savone entraîne une modification importante du tracé, poussé à 299 kilomètres, et plus chargé en dénivelé. Fuori aussi le Turchino, col emblématique qui marquait l’entrée dans la seconde partie de l’épreuve, nerveuse et piquante. À la place, le Nella Belbo et le Colle di Nava tutoient les 1000 mètres d’altitude, et rompront avec la monotonie de la plaine du Pô, à la place de laquelle RCS dépoussière les terres de l’ancien marquisat du Montferrat. Si l’on considère que Milan-Sanremo est une course simple, la condition victorieuse reste inchangée : faire partie des plus costauds et des plus malins.

Cette conjonction d’aléas peut-elle vraiment favoriser les desseins de Philippe Gilbert, qui rêve de décrocher le seul monument qui lui manque ? Avantager les nouveaux hommes forts peu expérimentés en Ligurie, comme Mathieu Van der Poel, qui ne sera pas perturbé par le changement de décor puisqu’il s’agit de sa première participation ? Avec ça, on en oublierait presque qu’on pourra de nouveau passer des heures devant notre télé, à faire monter la pression à l’approche du final, admirer les lacets de la Cipressa et la vue du Poggio avec le palpitant qui accélère, en essayant de reconnaître les coureurs les mieux placés et les gros noms qui manquent à l’appel. Après de longs mois de sevrage, on pourra enfin se prêter au jeu des écarts, devant la cabine téléphonique et le virage à gauche, pour commencer nos calculs et anticiper le dénouement final. C’est ce qui fait la force de Milan-Sanremo. Peu importe les circonstances, la Classicissima saura toujours nous captiver. La ligne 2020, dans le palmarès, sera sûrement accompagnée d’un astérisque. Mais le vainqueur n’aura rien volé. Milan-Sanremo reste Milan-Sanremo.

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