En franchissant la ligne d’arrivée en vainqueur, par cette froide et pluvieuse journée de printemps 1907, Lucien Petit-Breton vient d’écrire les premières lignes d’une légende italienne. Milan-Sanremo vient de vivre son premier acte, en ce 14 avril. Quatorze, comme le nombre de concurrents parvenus à bout de ce marathon à l’italienne, disputé dans des conditions dantesques, qui aura laissé sur le flanc dix-neuf autres cyclistes, embarqués dans la même galère. Et oui, seulement trente-trois coureurs ont pris le départ de cette première édition de la Primavera, puisque vingt-neuf désistements sont enregistrés en cet horaire matinal de 4h30. Trente-trois courageux qui mettent le cap au sud, direction la belle cité de la Ligurie, pour ce pari un peu fou, dans la lignée de toutes ces aventures vélocipédiques qui naissent ça et là… Petit-Breton a donc parfaitement manœuvré. En devançant un autre Français, Gustave Garrigou, marqué à la culotte par Giovanni Gerbi, l’une des vedettes de la Petite Reine italienne. Une histoire d’alliances, de complicité et de scandales orchestrées par la Gazzetta Dello Sport, la mère des plus grandes épreuves italiennes.
Le premier Milan-Sanremo hors compétition
La Belle Epoque et Sanremo, une histoire qui fait encore date aujourd’hui. La cité méditerranéenne, servie par un cadre extraordinaire et une véritable douceur de vivre, connaît un engouement sans précédent à ce carrefour des XIXe et XXe siècles. Entre œuvres architecturales, bâtisses somptueuses et économie florissante, ce sont des milliers de notables, aristocrates et bourgeois venus d’Italie, mais aussi du reste de l’Europe qui viennent profiter des charmes de la cité. Afin d’accroître la renommée de Sanremo en Europe, un groupe de notables ayant ses habitudes au Caffè Rigolé fait germer l’idée de voir apparaître une grande course cycliste, qui aurait pour modèle la course automobile disputée entre Milan et Sanremo depuis quelques années, sous l’égide de la Gazzetta dello Sport. Ils sont convaincus que le propriétaire du journal, un certain Eugenio Camillo Costamagna, sera partant. Le créateur de ce qui va devenir l’un des quotidiens sportifs les plus célèbres du monde, est un amoureux du cyclisme. A quelques années d’intervalles lui seront attribués les actes de naissance de Milan-Sanremo, du Tour de Lombardie et du Tour d’Italie.
Costamagna s’entoure d’une solide équipe : Marcello Amaglio, un avocat issu d’une famille solidement établie dans la cité, Stefano Shgirla, un ingénieur de renom, et Giambattista Rubino, banquier mais surtout président du cyclo-club San Remese. Le premier obstacle de taille concerne le tracé : les routes allant de Milan à Sanremo sont en piteux état. Les doutes sont donc nombreux quant à la tenue d’une compétition cycliste digne de ce nom. L’autre problème réside dans la distance entre les deux villes, près de 300 kilomètres. Si aujourd’hui, l’organisation d’une course en ligne se fait sans difficultés, à cette époque-là, le parcours proposé, vallonné avec l’ascension du Turchino en point de passage obligé, complique la donne pour des coureurs équipés de machines rudimentaires. Le tout sans organisation du voyage retour pour les coureurs, partis de la capitale lombarde et qui devront se débrouiller seuls une fois la course achevée. En l’état, il convient donc d’organiser un test du parcours et c’est à Giovanni Gerbi, premier vainqueur du Tour de Lombardie, que revient l’honneur, accompagné de Luigi Ganna et Carlo Galletti. Leur promettant en échange une exposition conséquente dans la Gazzetta dello Sport, Costamagna voit donc ses trois courageux vaincre la distance et le Turchino. Hors compétition, le premier Milan-Sanremo est signé.
Jeu d’alliances et déclassement
Maintenant, il s’agit de lever des fonds pour mener à bien le projet. Des souscriptions sont lancées, de nombreux cyclo-clubs viennent assurer leur présence le long du parcours pour prêter assistance. Mais l’idée la plus probante vient du génie de Shgirla : pour lui, il faut attirer des vedettes. Pour cela, il lorgne du côté de la France et des coureurs alors en vogue, portés par le succès sportif et populaire du tout jeune Tour de France. L’acte de naissance de la course, proclamé fin 1906, convainc les Italiens d’être de la fête. Pour les Français, c’est à Shgirla de jouer. Celui-ci va à leur rencontre fin février sur la Côte d’Azur, où Petit-Breton, Garrigou ou encore Troussellier ont leurs habitudes hivernales. Il s’agit maintenant de les convaincre. Lucien Petit-Breton, l’un des plus solides espoirs tricolores, détenteur du record de l’heure, demande à intégrer l’une des équipes transalpines pour prendre part à la course. Deux jours plus tard, une place lui est trouvée au sein de la Bianchi, avec Philippe Trousselier à ses côtés, qui accompagneront… Giovanni Gerbi ! Quant à Garrigou et Pautrat, c’est sous la bannière Peugeot Wolber qu’ils s’alignent au départ de Milan. Pour une course « à l’ancienne » serait-on tenté de dire, sans assistance, ni changement de bicyclette. Une vraie course de guerriers, comme le souhaite Costamagna. Qui va être servi par le scénario.
Un match à trois se dessine rapidement. Deux Français, un Italien : Petit-Breton, Garrigou et Gerbi, surnommé dans son pays « il diablo rosso ». Le temps est épouvantable, la neige se mêle à la pluie dans un froid tenace. Gerbi prend les choses en main dans la montée du Turchino et s’envole avec près de trois minutes d’avance. C’est alors que Garrigou rejoint l’Italien à 100 bornes de l’arrivée, du côté de Savone. Gerbi coupe son effort, se sachant battu par le Français dans le cas d’une arrivée au sprint, et préférant jouer la course d’équipe avec un Petit-Breton qui refait surface dans le capo Berta. Un accord passé entre les deux équipiers d’un jour au moment du départ, en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Garrigou est donc coincé et sera finalement piégé dans l’entrée sur Sanremo, par une manœuvre limite de Gerbi, qui bloque le Français surpris par le démarrage d’un Petit-Breton fonçant vers la gloire. Derrière le vainqueur surgit la polémique, et les juges finiront par déclasser l’Italien cinq jours plus tard, le reléguant de la deuxième à la troisième place. Un final électrique annonciateur de plus d’un siècle d’histoires et d’anecdotes. De quoi conférer à la Primavera un statut à part dès les premiers tours de roue en direction de Sanremo.
Puisque cet article évoque Giovanni Gerbi, je ne peux m’empêcher de vous partager la sublime chanson que Paolo Conte lui a consacré :
https://www.youtube.com/watch?v=7fOsL7ib53Y
(Il en a réalisé toutes sortes d’arrangement, celui-ci n’est probablement pas le meilleur).
Il a également dédié une chanson à Gino Bartali (https://www.youtube.com/watch?v=La5JBSEdIe0).
En tout cas, velochrono c’était un sacré site, j’ai passé beaucoup de temps à lire et à commenter les articles (avec le même pseudo, d’ailleurs)