S’achevant vendredi, l’unique épreuve World Tour d’Europe Médiane fête sa soixante-quinzième édition. Partant d’un riche passé cycliste, l’évocation de son nom nous plonge dans une atmosphère qui nous est pratiquement inconnue. Des lettres modernes à la bataille pour l’émancipation collective, tout en balayant le souvenir des guerres et des interdits, le Tour de Pologne brasse très large.

Des rêves à l’époque des utopies

En 1903, le premier Tour de France voit le jour sur une idée d’Henri Desgranges, emblématique patron du journal l’Auto. La Pologne, elle, se demande encore comment réussir une quatrième insurrection en soixante-dix ans pour sonner à la table des nations. Mise en découpe par la Sainte-Alliance russo-austro-allemande, la patrie de Chopin et Miszkiewicz découvre le vélocipède de Michaux comme tout le monde, durant l’exposition universelle parisienne de 1866. Rapidement importé dans l’ancienne république des Deux-Nations, l’engin fait fureur, au point de semer l’horreur dans les contrées les plus orientales. Comme à Lviv, en actuelle Ukraine. Ici, les masses paysannes regardent avec suspicion ces étranges funambules qui pourraient bien être possédés par les démons ruraux du calendrier agricole slave, parmi lesquels le « polevik » et la « poludnica ».

La donne est radicalement différente dans les centres urbains. Des intellectuels, comme Boleslaw Prus – auteur en 1904 des « Mémoires d’un cycliste » -, Waclaw Gasiorowski, ou encore Aleksander Swietochowski, fers de lance du courant positiviste, en font l’éloge dans une presse en plein éveil. Le dernier nommé tente même d’ériger la bicyclette comme instrument de propagande patriotique, échappant à l’impitoyable répression du tsar Nicolas II en organisant clandestinement des balades à vélo pour mieux connaître les différentes régions d’une nation étouffée. Cette nouvelle garde, qui espère décrocher l’indépendance en rivalisant avec les puissances tutélaires sur le terrain de l’instruction prendra ses distances avec une autre partie du peuple polonais, adepte d’une vision largement romantisée de la société.

L’âge d’or pendant l’entre-deux guerres

La première guerre mondiale met à feu et à sang le vieux continent, et conduit au démantèlement définitif des puissances impériales, à l’exception de l’Empire Britannique. Et permet le retour des idéaux révolutionnaires à l’échelle continentale. En Pologne, une fois de plus, la constitution d’une république indépendante est indissociable des événements frontaliers. Officiellement proclamée depuis 1918, la deuxième république polonaise puise pour mythe fondateur la victoire héroïque du maréchal Pilsudski face à l’Armée Rouge de Toukatchevski – le célèbre militaire finira fusillé sur ordre de Staline lors des grandes purges, ndlr – aux portes de Varsovie, en août 1920. La légende s’empresse d’écrire que la réquisition du matériel cycliste pour acheminer les commandements stratégiques au front créa les conditions d’une victoire.

La société polonaise s’épanouit ensuite à grands pas, et enverra en 1924 et 1928 des délégations fournies aux jeux olympiques d’Amsterdam et Paris. Médaillés d’argent en poursuite par équipes, les rouges et blancs font les grands titres des gazettes nationales. Un fait d’arme sportif qui n’aurait sans doute pas eu lieu sans l’unification des dizaines de sociétés cyclistes clandestines en 1920 sous la bannière du ZBTK. La dynamique se poursuit de plain-pied lorsqu’un journaliste-poète formé à l’école positiviste, Kazimierz Wierzinski, entreprend la fondation d’une nouvelle compétition à vocation internationale, le Wyscig Dookola Polski, autrement dit Tour de Pologne. L’équivalent local du journal l’Equipe, le Przeglad Sportowy, finance immédiatement l’initiative. Il faut dire qu’un des rédacteurs les plus influents n’est autre que ce même Wierzinski, médaillé d’or aux jeux d’Amsterdam dans la catégorie littéraire – disparue depuis 1954 – pour « Laur Olimpisjki », un recueil de quatorze poèmes exaltant l’imaginaire olympique de Coubertin.

Planification à l’ombre

Qu’on souscrive ou non à la thèse de l’éternel recommencement, force est de constater que la Pologne tourna en rond ce 3 septembre 1939, point de départ d’une double occupation consignée dans le pacte germano-soviétique. Des citoyens se déplaçant à vélo, voilà l’une des images les plus fréquentes de la survivance quotidienne, entre pillage économique et déportations massives des communautés juives et tziganes. La libération n’en étant pas une, le nouveau régime satellite de l’Union Soviétique inscrira sa politique sportive dans le giron régional. La course de la Paix, « Tour de France » concurrent des démocraties populaires, sape le marché du Tour de Pologne qui continuera d’exister sur le circuit amateur. Tel l’ont décidé ses nouveaux gardiens.

Paradoxalement, l’héritage cycliste des années folles passe donc au second plan, tant il suscite la méfiance au sein de la bureaucratie officielle. Les partis communistes soviétique et polonais y auraient craint la propagation d’un certain nombre de discours contestataires, nationalistes voire réformistes. Les brouilles diplomatiques entre alliés de façade se multiplièrent au point de parasiter la Course de la Paix où les vainqueurs soviétiques furent copieusement hués sur les podiums varsoviens. L’enfant de Wierzinski ne connaîtra que quatre lauréats étrangers durant l’ère communiste, dont l’Espagnol José Luis Viejo en 1972. Spectaculaire vainqueur d’étape sur le Tour de France 1976, à Montgenèvre, il détient le record d’après-guerre du plus grand écart creusé sur son poursuivant, de 22 minutes et 50 secondes.

Se refaire une place dans le gotha mondial

Les logiques de la Guerre Froide s’effondreront elles aussi, avec la transition démocratique qui s’opère dès 1989. Un tournant dans l’histoire du Tour de Pologne, qui s’aligne en partie sur le modèle hongrois. Desserrant progressivement la vis, les magyars avaient su attirer les investisseurs sportifs pour organiser le premier Grand Prix de Formule 1 situé de l’autre côté du rideau de fer en 1986, au Hungaroring. Se débarrassant d’une étiquette amateur encombrante, la plus grande course du pays effectue sa mue professionnalisante, attirant de plus en plus de monde jusqu’à bénéficier du statut ProTour en 2005. Intégrée dans l’ancêtre du World Tour, l’épreuve se fixe sur un format d’une semaine, faisant la part belle dans sa première moitié aux sprinteurs, avant de proposer des terrains plus vallonnés voire montagneux dans sa seconde partie.

La chaîne des Tatras, tout au sud du pays, constitue la pointe nord des mythiques Carpates. Ses stations de ski populaires, dont l’incontournable Bukowina, constituent le clou de l’épreuve. Quand l’arrivée finale n’est pas jugée en ce lieu, c’est plutôt du côté de la ville natale du pape Jean-Paul II, Cracovie, qu’il faut s’attarder. Depuis l’exploit d’un autre temps signé Feliks Wiecek en 1928, sur un tracé de 1491 kilomètres comportant 70 autres participants, le palmarès s’est mondialisé. Des maillots irisés, passés, présents, ou futurs y ont levé les bras. Mais les locaux ont toujours les faveurs du public. Seul un OVNI venu de l’autre côté des Tatras, Peter Sagan, semble en mesure de chiper le costume de chouchou du public sur le court terme.

Les ressources de la résilience

À la lecture de ce récit chronologique, le plus dur semble avoir été accompli. Le sacre mondial de Michal Kwiatkowski il y a quatre ans renouvelait l’intérêt manifeste qu’y accordent les polonais, fiers de leur nouvelle génération omnisports. Ainsi en 2015, près de 12 % d’entre eux affirmaient pratiquer régulièrement à vélo. Entretenant de bonnes relations avec leurs homologues italiens, les instances polonaises ont également délocalisé le départ du tour national dans les Dolomites en 2013, et auraient dû offrir l’hospitalité au 101ème Giro si Israël n’avait pas signé un chèque aux mille et un zéros. Continuant à tisser des partenariats avec la Slovaquie pour quelques départs et arrivées d’étapes, le Tour de Pologne n’est jamais à court d’idée pour proposer des éditions à thèmes.

Bicentenaire de la naissance de Frédéric Chopin et 65è anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau en 2010, grèves de Solidarnosc dans les chantiers navals de Gdansk en 2014, les batailles de la guerre soviéto-polonaise en 2016, furent par exemple à l’honneur. L’aigle blanc polonais parrainera cette année la mise en place d’un musée mouvant du cyclisme national, traversant l’intégralité des villes étapes. Le scandale sans précédent d’agressions sexuelles au sein de la fédération polonaise n’a pas ébranlé outre-mesure l’institution, s’auto-dissociant du discrédit fédéral.

Czeslaw Lang, vice-champion olympique sur route aux JO de Moscou et directeur du Tour de Pologne, maintenait il y a peu que l’épreuve n’avait aucun souci à se faire des clashs à répétition opposant le ministère des sports et la fédération polonaise de cyclisme, provisoirement asséchée de subventions publiques. Le verdict se distillera dans les chiffres des audiences télévisuelles, qui avoisinent généralement les trois millions de téléspectateurs. Et à voir l’ovation réservée à « Kwiato », double vainqueur en deux jours, la foule met provisoirement de côté les cauchemars d’une société qui n’a pas expurgé ses spectres les plus angoissants. C’est bien au bout du tunnel que la lumière de l’arc-en-ciel est attendue.

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