« Papy, dis moi, c’est quoi ce cahier ? [bruit de pas]
– Ah, ah ! Tu es intéressé ? Vas-y, tu peux l’ouvrir.
– Ça parle de vélo… Tom… Boonen… C’est qui ?
– Ah… Tom Boonen… Je pourrais en parler des heures. Tu vois, tu viens de prendre, au dessus de la pile, l’un des livres qui me tient le plus à cœur. Année après année, j’ai toujours éprouvé le besoin de mettre sur papier les plus belles émotions que m’a procuré le vélo. Regarde, tu vois tous mes cahiers, il y en a plein. J’ai commencé jeune, à la fin des années 50.
– Il y a beaucoup de photos et de morceaux de journaux. Mais tu n’as pas écrit grand chose.
– Les journalistes savent mieux faire que moi. Donc je me contente de faire du découpage et du collage.
– Pourquoi tu as fait un cahier uniquement sur Tom Boonen ?
– Je ne sais pas, c’est difficile à expliquer… Dès le début, j’ai senti qu’il y avait quelque chose de particulier avec ce coureur. Il termine sa carrière ce dimanche, sur l’une de ses courses préférées : Paris Roubaix. Tu en as certainement déjà entendu parler, non ?
– Oui, je crois. Ce n’est pas sur cette course qu’ils roulent dans la terre ?
– Ha ha, c’est presque ça ! Non, ils roulent sur des chemins avec des pavés. C’est une course incroyable. Comme tu restes avec nous ce week-end, on la regardera ensemble dimanche.
En attendant, regarde le cahier. Les premières pages… Ça commence en 2002. Boonen avait été absolument incroyable, en terminant 3e de son premier Paris-Roubaix. C’est la légende Johann Museeuw qui avait gagné. Comme le bonhomme était en fin de carrière, tout le monde a pensé ce jour-là qu’il avait trouvé son successeur.
– Boonen, il était connu avant cette course ?
– Pas le moins du monde ! Quelques spécialistes avaient pu voir ses capacités par le passé, mais moi le premier, j’ai été impressionné par ce jeune homme de 22 ans, l’un des derniers dans la bataille. Tu dois savoir que cette course est impitoyable : seul les très bons coureurs sont capables d’y briller. Et en plus du talent, il faut beaucoup de chance. On dit que seuls les champions ont une étoile qui les accompagne.
– Et après Papy ?
– Après, c’est simple. Boonen courait dans une équipe américaine. Le manager de Museeuw s’est empressé de le faire venir dans sa bande, histoire de préparer la succession. Ça a été une grande idée, Boonen possède à ce jour l’un des plus beaux palmarès du vélo.
– Ah oui ?
– Penses tu ! Un titre de champion du monde, trois Tours des Flandres, qui est la plus grande course belge, des étapes sur le Tour de France, le Tour d’Espagne, un maillot vert sur le Tour, et un tas d’autres victoires. Mais le plus incroyable, c’est certainement ses quatre succès sur Paris-Roubaix. C’est le recordman, avec un champion des années 70, un gars qui s’appelait Roger de Vlaeminck.
– Quand est-ce qu’il a gagné son premier Paris-Roubaix ?
– Tiens, tourne les pages, c’est en 2005… Ici. Voilà. Regarde cette belle photo : les bras levés, ses adversaires avec la tête baissée… Il a surpris tout le monde ce jour-là. On s’attendait à le voir gérer, espérer une arrivée au sprint, car c’était un très bon sprinteur au début de sa carrière. Mais non, il a préféré jouer l’offensive, en mettant un gros coup de gaz dans le Carrefour de l’Arbre, l’un des endroits les plus durs de la course.
– Tu as rempli d’autres pages pour cette année 2005 je vois.
– Oui, il a été exceptionnel cette année là : Paris-Roubaix, Tour des Flandres, et aussi championnat du Monde en Espagne. C’était alors l’un des meilleurs coureurs du monde.
– Et après ?
– Ensuite, il termine seulement 5e l’année suivante, mais prend finalement la deuxième place, car les trois coureurs devant lui ont fini déclassés pour avoir franchi un passage à niveau baissé. Ce qui est strictement interdit… Celui qui gagne cette année-là, c’est Fabian Cancellara, celui qui allait être son plus grand rival durant toute sa carrière sur les classiques. Parce que les champions sont toujours adulés quand il y a un duel : Anquetil-Poulidor, Coppi-Bartali, Hinault-Fignon.
– Il en a gagné plus que Boonen de Paris-Roubaix, ton Cancellera ?
– Non, il en gagné seulement trois. Ce qui est déjà incroyable. Mais vois-tu, ils ont été rivaux, mais sur Paris-Roubaix, on n’a vraiment eu droit qu’à un duel entre les deux. En général, l’un marchait quand l’autre était un peu moins bien. Sur le Tour des Flandres, leurs batailles ont été plus marquantes.
– Et ensuite ?
– Boonen gagne son deuxième « Roubaix », justement en battant au sprint Cancellara, et un italien nommé Ballan. Les trois plus forts étaient devant ce jour-là. Mais cette année a été compliquée pour lui, les ennuis ont commencé pour quelques temps.
– Ah bon ?
– Oui, il a été contrôlé positif en juin pour prise de drogue, mais hors compétition. Il n’aura pas été suspendu, mais ça a jeté un voile sur ses performances. Car il a recommencé l’année d’après. Malgré une nouvelle victoire extraordinaire à Roubaix en 2009. Une échappée solitaire incroyable. Tiens regarde, j’en ai encore des frissons.
– Pourquoi est-ce qu’elle est si spéciale ?
– Parce que tu ne peux pas imaginer la sensation que ce doit être de finir en solitaire sur le vélodrome d’arrivée. Tu peux prendre le temps de savourer, de regarder le public, tes amis qui sont au bord de la piste, de repenser à plein de choses. Tu profites comme jamais. Tu es le gladiateur triomphant dans l’arène. Et comme en plus le public te considère comme un champion, tu apprécies encore plus l’hommage. Mais ce tour d’honneur a été le point de départ d’un période compliquée.
– Pourquoi ?
– Boonen a eu du mal à enchaîner pendant deux ans. Beaucoup le disaient fini. Il est revenu en pleine lumière en 2012. Sa saison de classiques a tout simplement été fantastique, il a tout gagné : GP E3, Gand-Wevelgem, Tour des Flandres et pour finir Paris-Roubaix. Un quadruplé inédit, je suis sûr que ça n’arrivera plus jamais. Dans le nord de la France, sa victoire a été admirable : encore une échappée solitaire ! Il volait ! Intouchable ! Un véritable sommet. Regarde cette photo : je le trouve merveilleux dans l’effort. Tu n’es pas d’accord ?
– Si, c’est vrai que c’est une belle photo.
– Et celle à l’arrivée, qu’est ce que tu en penses ?
– Il fait le chiffre « 4 » avec ses mains ? Comme son nombre de victoires ?
– Exact ! J’aimerais que dimanche, il montre une pleine main, avec cinq doigts bien levés. L’année dernière, ça ne s’est pas joué à grand chose pourtant.
– Ah bon ?
– Oui, il a fini deuxième derrière un gregario australien, Mathew Hayman. Ils étaient cinq à finir ensemble ; ils se sont bagarrés comme jamais. Un coup à toi, un coup à moi, tous à fond, au bord de l’épuisement. Je n’ai quasiment jamais vu une intensité pareille, c’était hallucinant. Pour Boonen, une cinquième victoire sur une course comme celle là… Ça aurait été parfait !
– Qu’est ce qui t’as tant plu chez lui ?
– Tu sais, les choses ne s’expliquent pas. La passion vient au contact des belles choses. Certains aiment des chanteurs, d’autres des acteurs. Moi, c’est ce coureur. Je ne saurais pas expliquer pourquoi. C’est une allure, une gueule, une classe. Et surtout des performances. J’aimais voir ce mec en course. Tu sentais clairement son rayonnement et sa prestance. Un champion, c’est ça. Tout simplement.
– Il ne lui reste qu’une course alors.
– Et oui…
– Pas trop triste ?
– Si. Mais dimanche, ça passera tout seul, car le long de la course, j’aurai certainement plein d’autres petites histoires à te raconter.
C’est drôle, le départ de ce coureur va me peiner encore plus que celui de Cancellara l’an passé. Pourtant ces dernières années c’est plus souvent le dernier qui a marqué les esprits. Mais la carrière de Boonen faite de haut et de bas, est toujours passé par ces classiques flandriennes, pour lesquelles il était capable de se sublimer comme l’an passé alors que l’on ne l’y attendait plus. Sa générosité dans l’effort m’aura aussi beaucoup marqué. Le voir soulever un cinquième pavé ce dimanche serait en quelque sorte un bel hommage de l’Enfer du Nord envers celui qui lui a tant donné et l’a déjà dompté 4 fois !