L’économie du cyclisme bouge, mais lentement. Les équipes de marquent existent sous leur forme actuelle depuis plus d’un demi-siècle et les salaires augmentent au fil des décennies, mais sans faire non plus des bons de géants. Qu’en sera-t-il en 2030 ? Aura-t-on un salary cap et des indemnités de transferts, pour faire du cyclisme un mélange entre football et sports américains ? Les mesures peuvent être tentantes. Mais dans les faits, elles ne règleraient pas grand chose des problèmes que connaît le peloton.
Sujet porteur mais mauvais sujet ?
Avec le salary cap, nous faisons face à une notion dont on voit tous la finalité, mais difficile à définir réellement les contours et à encadrer légalement. Un salary cap, qu’est-ce que c’est ? C’est un plafond salarial qui limite les contrats de sportifs et empêche théoriquement l’accumulation de trop de stars, qui risquerait de casser l’homogénéité du microcosme, ici du peloton World Tour. Cette notion de salary cap trouve une illustration concrète outre-Atlantique avec les grandes ligues majeures. Nous différencions alors le soft cap, c’est-à-dire un plafond salarial qui peut être dépassé selon certaines exceptions ou amendes à débourser (l’exemple de la luxury tax en NBA par exemple), et le hard cap, en vigueur en NFL, beaucoup plus strict et qui ne peut être dépassé.
Au cœur du peloton, des voix commencent à s’élever contre certaines équipes accusées de fausser la concurrence en réunissant tous les meilleurs coureurs. Il y aura un cyclisme à plusieurs vitesses, avec des riches trop puissants qui peuvent s’offrir n’importe quel coureur ou presque contre un gros chèque. C’est cette sorte de monopole que le salary cap viendrait contester en premier lieu, en limitant le nombre de leaders au sein d’une même équipe. Terminé, les coureurs capables d’être leaders et qui décident de se muer en équipiers dans une grosse écurie. Le président de l’UCI, David Lappartient, évoque même publiquement le sujet et énonce que l’introduction d’une telle mesure est un objectif à moyen terme. Pour autant, est-ce vraiment souhaitable ?
« La mondialisation du vélo est souhaitée par tous les acteurs du vélo, il faut dès lors en accepter ses conséquences, pose d’entrée Philippe Audry, responsable de l’agence de marketing et communication In-Yellow. Pour être performant et obtenir des résultats, il faut jouer avec les codes de la performance. Cette mondialisation concerne tous les sports majeurs, des sports qui brassent davantage d’argent que le cyclisme, où il n’y a pas de salary cap et cela ne pose pas de problème. » Surtout, le peloton n’a jamais été un microcosme épargné par les inégalités. Depuis le début des équipes de marques, certaines ont plus de moyens que d’autres.
Les riches resteront riches
Philippe Raimbaud, agent de Guillaume Martin ou Audrey Cordon-Ragot notamment, va dans le même sens. « Un salary cap, ce n’est pas ma conception du sport : il y a toujours eu des premiers et des derniers, avec des derniers qui tentent de progresser et des premiers qui essayent de rester au sommet, explique-t-il. Pour tout manager, le rêve est toujours de bâtir une équipe puissante et performante. Cela fait partie de l’essence même du sport, et plus spécifiquement du cyclisme. » « Un World Tour avec une vingtaine d’équipes à armes égales ou presque, c’est un fantasme, reprend Philippe Audry. La mise en place d’une telle mesure ne pourrait être efficace que dans une ligue complètement fermée, comme ce que nous retrouvons dans les sports US, mais ce n’est pas le cas du World Tour. »
Plus délicat encore, astreindre les équipes World Tour à ne pas dépasser une masse salariale précise chaque année aurait-il du sens quand Ineos a cinq fois le budget de BikeExchange ? Ou que des primes de résultats, pour les coureurs les plus prolifiques, pourraient servir de salaire déguisé ? S’il y a donc une certitude, c’est que le salary cap n’est sans doute pas la solution miracle pour rééquilibrer les rapports de force. Parce que la puissance des équipes, aujourd’hui, va bien au-delà des simples salaires.
Le cyclisme a évolué avec son temps. Au siècle dernier, l’investissement était avant tout humain. On cherchait le meilleur directeur sportif, le meilleur équipier, le meilleur leader. Mais désormais, l’investissement est aussi tourné vers la technologie. L’équipe Sky, devenue Ineos, a prôné pendant dix ans les gains marginaux, ces petits détails qui mis bout à bout feraient la différence. On optimise la récupération ou la nutrition, en plus bien sûr de l’entraînement et du matériel. Dave Brailsford assure que c’est dans cette méticulosité, cette science du détail, que la structure britannique a forgé ses sept succès dans le Tour de France, même si on n’est pas obligés de le croire sur parole. Quoi qu’il en soit, cette course aux innovations coûte extrêmement cher et creuse le fossé entre les riches et les pauvres du peloton. Et pour tout ça, un salary cap ne changerait rien.
Un arrêt Bosman du cyclisme ?
Alors, si cette mesure qui revient comme un marronnier n’est pas viable, le cyclisme est-il voué à conserver éternellement son mode de fonctionnement économique ? Peut-être pas. Il est une pratique, là-aussi importée d’un autre sport mais cette fois du football, qui pourrait arriver dans le cyclisme : les indemnités de transferts. Le principe, dans le milieu, a presque toujours été d’honorer son contrat jusqu’au bout et d’être libre pour s’engager avec une nouvelle équipe. Mais quelques exceptions, récemment, ont remis en cause ce mode de fonctionnement.
Ils s’appellent Rohan Dennis, Tom Dumoulin, Marcel Kittel, Ilan Van Wilder, Marc Hirschi ou encore Tiesj Benoot, et ils ont changé d’équipe avant la fin de leur contrat. Alors pour le moment, il n’y aucune indemnité de transfert. Soit le coureur et son équipe s’accordent pour rompre le contrat avant son terme, soit l’équipe recruteuse, dans certains, rachète la ou les dernières années de contrat du coureur. Mais ne pourrait-on pas prochainement atteindre l’étape supérieure ? « En tant qu’agent, je reste très prudent et dubitatif, prévient Philippe Raimbaud. À l’heure actuelle, le marché est relativement sain, tous les acteurs arrivent à s’y retrouver, alors pourquoi tout révolutionner ? »
L’arrivée dans le milieu d’indemnités de transferts pourrait même se faire au détriment des coureurs. Philippe Raimbaud développe : « Les budgets des équipes et les salaires des coureurs ne vont pas augmenter, mais la part actuellement allouée salaire pourrait changer avec un système d’indemnités de transfert. Sur les 100% du salaire d’un coureur qui est transféré, il y aurait par exemple 80% qui seraient conservés et 20% qui seraient versés à son ancienne équipe en guise d’indemnité. » Une démonstration applicable à tous les sports. C’est pourquoi dans le football, aujourd’hui, de plus en plus de joueurs attendent la fin de leur contrat pour changer d’équipe et pouvoir mieux négocier leur salaire – ainsi qu’une prime à la signature.
Les enjeux sont ailleurs
« Globalement, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, installer un système de transferts ne fera pas circuler plus d’argent ni en apporter davantage dans le monde du cyclisme », ajoute Raimbaud. Comme le salary cap, l’instauration d’indemnités de transferts n’irait pas dans le sens des réductions des inégalités entre les équipes riches et celles plus modestes. Offrir la possibilité de débaucher un coureur moyennant une somme d’argent, c’est se risquer à observer le même phénomène que dans le football à la suite de l’arrêt Bosman : des équipes qui ne perçoivent leurs coureurs plus que comme des actifs, avec une valeur à faire progresser ; et un écart accru entre les structures les plus puissantes, qui peuvent se permettre d’acheter les meilleurs coureurs, et celles avec moins de moyens, obligées de vendre leurs éléments les plus performants pour survivre.
En prime, cela pourrait réduire aussi le salaire d’une grande majorité de coureurs. Sauf pour les stars du peloton bien sûr, qui se verront systématiquement proposer de juteuses prolongations de contrat pour qu’ils ne soient jamais libres, c’est-à-dire d’une part jamais gratuits, mais aussi jamais réellement accessibles. Ni ce système, ni le salary cap, n’apparaissent donc comme des solutions miracles pour garantir une égalité entre les équipes. Sur la ligne de départ d’une course, tous les équipes n’ont pas les mêmes chances de victoire. Un problème pour certains, la loi du sport pour d’autre.
Pour autant, des changements ne sont pas à exclure pour la décennie qui s’annonce. « Mais ces évolutions se feront plutôt au niveau de la pratique et du format des compétitions qu’à travers des leviers budgétaires ou de performance, précise Philippe Audry. Car toutes les équipes professionnelles sont maintenant à la pointe de la technologie et ne peuvent pas augmenter leur budget comme par magie. » Les enjeux économiques à venir sont énormes, avec la conquête de nouveaux territoire, dont l’Afrique qui accueillera les Mondiaux en 2025, et le développement du cyclisme féminin. C’est sans doute via ces nouvelles perspectives que les cartes peuvent être doucement rebattues, plus que par des mesures décidées en haut lieu pour tenter de ramener une équité de façade.