Il nous avait donné rendez-vous une grosse semaine après la fin du Dauphiné, où il venait de remporter une étape. « Je suis relax en ce moment », disait-il. A quelques semaines du Tour, Dan Martin avait pris le temps de se livrer à la Chronique du Vélo. D’entrée, il précisait pouvoir répondre à nos questions en français. Nous avons finalement opté pour la langue de Shakespeare, histoire de mettre l’Irlandais le plus à l’aise possible. Et pendant une demi-heure, il a semblé nous parler sans filtre, nous révélant peut-être pas tout mais au moins beaucoup de ce qui s’est passé dans sa tête, ces derniers mois. La frustration de ne pas gagner, la pression qu’il se mettait, chaque fois un peu plus, en courant après un résultat : Dan Martin est allé dans le détail. Avec des mots choisis et une sincérité rare.

Depuis le début de saison, on ne reconnaissait pas Dan Martin, jusqu’à votre victoire sur le Dauphiné. Comment vous êtes-vous senti à ce moment ?

C’était une grosse délivrance pour moi, c’est vraiment comme si j’étais redevenu moi-même. Mon entraînement a été bon toute l’année, et chaque fois j’allais en course en me disant : “Je me sens bien, j’ai de bonnes jambes.” J’étais chaque fois en condition pour gagner. Mais une fois en course, les choses ne se passaient pas comme il fallait. Sur Paris-Nice j’ai été malade, en Catalogne, j’étais en queue de peloton sur l’étape la plus importante. Ça arrive dans le vélo. La course se décide dans des moments très courts. Et si vous avez un mauvais moment quand il ne faut pas… En Catalogne, je n’ai eu qu’un seul coup de moins bien, mais c’était au pire moment de la course. Et toute la semaine est morte à cause de ça. C’est le vélo. Vous devez être au top sur chaque détail. Si vous faites une erreur, votre saison entière peut être un désastre. C’est la chose la plus frustrante. Je pouvais sentir à l’entraînement que j’étais au top, j’avais de super sensations, mes données étaient meilleures que l’an passé. Mais en course, je n’arrivais pas à le montrer. Sur le Dauphiné, c’était donc vraiment un soulagement de courir de nouveau comme je sais le faire, d’avoir le sourire et de prendre du plaisir sur le vélo.

Gagner une étape, à quelle point était-ce important ?

J’espère que c’est la première de… (Il reprend) J’espère que ça va briser ma malédiction (rires). Cela faisait longtemps… Depuis que j’ai gagné sur le Tour en 2013, je ne sais même pas combien de fois j’ai terminé deuxième. Sur les classiques, Paris-Nice, sur le Dauphiné ou le Tour, je dois avoir entre douze et quinze deuxièmes places, quelque chose comme ça (17 en fait, ndlr). Et encore plus si on compte les troisièmes et quatrièmes places. Donc c’était vraiment un grand moment de regagner une course World Tour, ça ne m’était plus arrivé depuis la Catalogne en 2016. Je savais que j’avais une bonne condition, que j’en étais capable, mais c’était bien de le montrer et de prendre du plaisir de nouveau.

Après votre victoire, en conférence de presse, vous avez parlé de vos derniers mois, de la pression que vous vous mettiez. Peu de coureurs osent le dire quand ils ont des difficultés…

« J’ai réalisé aussi que j’aimais m’entraîner, que j’aimais tout ce qui tourne autour de la course, mais surtout qu’avant, je n’avais jamais l’habitude d’aller sur une course en pensant au résultat. J’y allais juste pour m’amuser. »

Dan Martin

Parce que je crois que personne ne veut vous parler quand ça va mal ! (rires) Mais en fait, je crois aussi que beaucoup de coureurs ont des difficultés sans le savoir. Je suis chanceux d’être entouré de bonnes personnes, qui me connaissent bien et ont vu que je n’étais plus moi-même. Ils voyaient que je courais sans avoir le sourire, que peut-être je me mettais trop de pression. En tout cas, ils voyaient que ça n’allait pas, je ne prenais plus de plaisir sur le vélo. A ce moment-là, ça a été très important pour moi, après la Romandie, de prendre un peu de recul et d’être chez moi au mois de mai. Je me suis entraîné seul, à la montagne. J’aime ça, je peux être dans mes pensées, réfléchir à certaines choses. (Il réfléchit) Et certains jours, je me posais réellement la question : « Est-ce que j’aime être coureur professionnel ? Pourquoi ça ne va pas, qu’est-ce qu’il se passe ? » Je devais trouver une solution. J’en suis arrivé à la conclusion que j’aimais toujours faire du vélo, et c’est la chose la plus importante. J’ai réalisé aussi que j’aimais m’entraîner, que j’aimais tout ce qui tourne autour de la course, mais surtout qu’avant, je n’avais jamais l’habitude d’aller sur une course en pensant au résultat. J’y allais juste pour m’amuser. Si le résultat arrivait, tant mieux, mais s’il n’arrivait pas, il n’y avait aucune raison d’en pleurer ou de s’inquiéter. C’est dans cet état d’esprit que je suis allé sur le Dauphiné, et ça a fonctionné.

Cette question du plaisir, vous l’étiez-vous déjà posée ces dernières années ?

Non parce que ça a toujours été naturel pour moi, de prendre du plaisir. C’est pourquoi j’ai voulu prendre du recul, pour me demander ce que je faisais différemment. Et j’ai réalisé que j’allais sur les courses en m’inquiétant à propos des résultats. Je devais y aller en pensant à moi. Et c’est ce que je vous répondrais si vous me demandez pour le Tour. Mon objectif est de faire de mon mieux, parce que si je fais de mon mieux je serais heureux. Que je sois ensuite premier, deuxième, troisième, cela dépendra d’à quel point les autres sont forts. Mais je ne cours pas après les résultats. Je cours parce que j’aime ça.

Sur le Dauphiné, vous avez mis un terme à cette mauvaise période. Vous aviez besoin, après ça, d’en parler ?

Pas vraiment. Je ne l’ai pas vraiment ressenti comme une mauvaise période. J’étais davantage en train d’apprendre à propos de moi. J’ai appris quelque chose qui m’a rendu plus fort. Ce sont des choses qui arrivent dans le vélo, dans le sport. Quand je suis tombé en Catalogne, j’aurais pu me casser quelque chose et personne n’aurait vu que je n’étais pas bien sur les classiques. Mais je ne considère pas ça comme une mauvaise période.

L’Irlandais a traversé les classiques comme un fantôme, abandonnant sur l’Amstel, 61e de la Flèche et 18e de Liège – Photo ASO

Pensez-vous que votre transfert a joué là-dedans malgré tout ?

Oui, bien sûr. Je suis arrivé dans un environnement complètement différent. Tout a changé autour de moi. Je ne connaissais pas une seule personne dans ma nouvelle équipe. C’est un peu cliché, mais on peut dire que tout mon monde a changé d’un coup. C’est normal qu’il y ait une période d’adaptation, des deux côtés. Je devais apprendre à travailler avec l’équipe, et l’équipe avec moi. Le stress vient aussi de là. Encore plus quand vous êtes un leader. Parce que quand toute l’équipe ne fonctionne pas bien, la pression se fait plus forte sur les leaders, qui doivent obtenir les résultats. Mais je pense que désormais, on a vu des signes de progression et la confiance va revenir au sein de toute l’équipe.

Etiez-vous stressé, en course, de savoir que vous aviez de bonnes jambes mais que les résultats ne venaient pas ?

C’était plus de la confusion, de la frustration. Quand vous essayez à tout prix d’obtenir un résultat, il devient encore plus difficile à aller chercher. Et je l’ai expérimenté de nombreuses fois : la première victoire de la saison est la plus difficile à acquérir. Ensuite, après le premier gros résultat, vous êtes complètement relax parce que vous ne courez plus après. C’est une réaction humaine. Parfois, vous y pensez trop, vous essayez trop. Et en course, pour gagner, vous devez prendre des risques. Mais si vous ne pensez qu’à ce résultat que vous devez aller chercher, vous ne prenez pas vraiment ces risques, vous faites les efforts au mauvais moment.

Pensez-vous qu’on oublie parfois l’homme derrière le coureur en ne regardant que les résultats ?

Exactement. Beaucoup de gens oublient que quand un coureur ne performe pas et n’obtient pas de bons résultats, il n’y a personne de plus frustré que lui. Tous les coureurs professionnels ont déjà gagné, parce que sinon ils ne seraient pas professionnels. Mais si un coureur ne gagne plus à un moment donné, il y a forcément une raison, et il faut se remettre en question, prendre du recul et analyser ce qui ne va pas.

Vous avez aujourd’hui 31 ans, vous avez ouvert un nouveau chapitre de votre carrière en signant chez UAE Emirates. Quel regard portez-vous sur ce que vous avez déjà fait, depuis plus de dix ans ?

Honnêtement, je ne suis vraiment pas quelqu’un qui regarde en arrière. Même la semaine dernière, ça me paraît loin (l’entretien a été réalisé quelques jours après la fin du Dauphiné, ndlr). Quand j’ai gagné l’étape, c’est marrant mais la seule chose à laquelle je pensais était le lendemain, où je voulais essayer de gagner. Dès que je suis descendu du podium, j’ai oublié cette victoire. Au dîner, l’équipe célébrait, mais tout ce que je voulais, c’était aller au lit. Je ne voulais pas boire une coupe de champagne ou quoi que ce soit (rires). Je disais : « Non, non, j’ai besoin de dormir parce que je veux essayer de gagner demain. » Quand je serai retraité, je pourrais regarder en arrière. Mais pour le moment, j’oublie très vite mes victoires. (Il réfléchit) C’est juste un résultat, c’est juste une course de vélo, c’est terminé. C’était pareil après Liège et la Lombardie, ça me paraît même très loin désormais.

« On doit se rappeler qu’il y a tellement de gens dans le monde, d’enfants, de jeunes cyclistes, qui rêvent d’être à notre place. Alors avoir un peu de malchance dans une course de vélo, perdre une course, c’est en réalité rien du tout. »

Dan Martin

Vous avez gagné de très grandes courses, mais vous avez toujours la réputation d’être malchanceux. Vous y pensez ?

Je ne peux pas… (Il se reprend) Je crois que je suis incroyablement chanceux d’être un coureur professionnel. Quand vous courez le Tour de France, vous voyez tellement d’enfants sur le bord de la route… Parfois, on est vraiment dans notre bulle et on peut oublier ces choses là. Mais on doit se rappeler qu’il y a tellement de gens dans le monde, d’enfants, de jeunes cyclistes, qui rêvent d’être à notre place. Alors avoir un peu de malchance dans une course de vélo, perdre une course, c’est en réalité rien du tout. Je suis très chanceux, le cyclisme m’a tout donné dans la vie, j’ai rencontré ma femme lors d’un camp d’entraînement… Alors honnêtement, ces moments, comme lorsque je suis tombé dans le dernier virage de Liège-Bastogne-Liège… Evidemment j’étais très déçu sur le moment, mais il faut avancer parce qu’il y a toujours quelque chose de bien qui vous attend au prochain virage.

Pensez-vous longtemps à ces moments de malchance avant de passer à autre chose ?

Je pense que la plus grosse frustration, c’est de ne pas savoir ce qui aurait été possible l’an dernier sur le Tour. Parce qu’avec la condition que j’avais, peut-être que je pouvais être sur le podium. Mais ce sont des choses qui arrivent. Malheureusement, c’est un truc pour lequel je suis très connu maintenant (rires) ! Mais malgré cette chute, j’étais toujours en course, donc il y avait du positif. J’ai pu continuer à me battre. Puis en réalité, on dit que je suis malchanceux, mais je n’ai pas eu tant de chutes que ça ces deux dernières années. C’est juste que c’est arrivé à chaque fois à des moments très importants (rires). Peut-être que c’est parce que dans ces moments-là je suis à fond, à la limite.

En réalité, vous n’avez jamais terminé un Tour de France sans aucun problème. Vous y pensez, parfois ?

C’est mon objectif cette année. Je veux vraiment arriver à Paris sans avoir eu de souci. En 2016, j’étais en très bonne condition et je suis tombé malade. Mais ça fait partie du processus d’apprentissage. Chaque année, je deviens plus fort. Cette année, c’est peut-être le Tour plus difficile de ces dernières années, avec la première semaine, les pavés, les bordures potentielles (rires). Mais c’est mon objectif, je veux me battre et voir ce que ça peut donner. J’ai montré au Dauphiné que j’avais les qualités en montagne pour me battre avec les meilleurs. Et il n’y aura pas beaucoup de kilomètres contre-la-montre, ça me correspond bien.

Sans votre chute l’an dernier, pensez-vous que vous auriez terminé sur le podium ?

C’est impossible à dire. Parce que si je n’étais pas tombé, on peut aussi se dire que Richie ne serait pas tombé. Ça aurait beaucoup changé la course.

Sur les étapes de montagne du Dauphiné, Martin a de nouveau prouvé qu’il rivalisait avec les meilleurs – Photo ASO

Le podium est-il donc l’objectif cette année ?

Ce serait vraiment bien. Mais je ne vais pas dire que c’est mon objectif, je vais juste faire de mon mieux.

Peut-on démarrer une course de trois semaines sans objectif précis ?

J’ai un objectif, c’est d’arriver jusqu’à Paris sans avoir de problème. En fait non, le premier objectif est d’arriver sur la ligne de départ dans les meilleures conditions. Le deuxième, c’est d’aller jusqu’au premier jour de repos. Puis jusqu’au deuxième. C’est important pour moi de prendre le Tour de France jour après jour. Vous pouvez perdre le Tour chaque jour. Et je pense que si vous vous projetez trop loin dans votre tête, vous pouvez être distrait. Il faut survivre chaque jour.

Est-ce que ça veut dire que vous pourriez être heureux en faisant moins bien que l’an dernier ?

Ça dépend de comment aura été la course. Il y a un énorme plateau cette année, il y a beaucoup de très bons coureurs. Mais si je fais de mon mieux, alors je serais heureux.

Ya-t-il un moment dans la course où vous vous fixerez un objectif précis ?

Il n’y a pas besoin. Je veux juste profiter. A la fin de la journée, il n’y a que pour les médias que vous devez définir un objectif. Mais moi, je n’en ai pas besoin.

Même l’équipe, elle n’en a pas besoin ?

L’équipe sait que je peux jouer le podium. Ce n’est pas un objectif. On sait que j’en suis capable, et ils vont me supporter pour essayer d’y arriver. Mais on ne parle pas d’objectif, on ne va pas dire on est sur le Tour pour ci ou pour ça. Il n’y a pas de raison de le faire. Il faut juste qu’on fasse de notre mieux.

« Terminer sixième (du Tour), cela m’a donné beaucoup de confiance. C’est donc certain, je crois davantage en mes chances de podium cette année. Mais la confiance est quelque chose de particulier, un sentiment étrange (rires). »

Dan Martin

L’année n’a pas été très heureuse jusqu’ici, les résultats des autres recrues Kristoff et Aru ont été décevants. Est-ce une pression supplémentaire pour vous ?

Pas du tout. On prend chaque course comme une course isolée. Même si je devais obtenir un podium sur le Tour de France, on serait déçus de ce qu’il s’est passé plus tôt dans la saison. Le Tour n’est qu’une seule course sur laquelle on doit se concentrer. Il n’y a pas de pression particulière. Et même si nous avions gagné toutes les classiques, le Giro ou toutes les courses du calendrier jusqu’à aujourd’hui, on voudrait toujours essayer de gagner le Tour. Ça ne change rien.

Et votre victoire sur le Dauphiné, est-ce que ça change quelque chose dans votre approche du Tour ?

Rien, vraiment. Parce que j’oublie toujours les victoires, je vous l’ai dit. Ça donne juste à l’équipe un peu plus de confiance sur ce qui est possible en juillet. Mais pour moi, ça ne change rien. Mon résultat sur le Dauphiné aurait pu être différent, j’aurais abordé le Tour de la même manière.

Pensez-vous que le fait d’avoir été moins en vue en ce début de saison sera un avantage sur le Tour face à vos adversaires ?

Oui, je pense. Ce sera l’un des Tours de France les plus relevés de ces dernières années compte tenu des coureurs au départ. Ça va rendre les neuf premiers jours de course très tendus, stressants, nerveux. Si l’on regarde tous les candidats au podium, c’est une très longue liste. Mais au premier jour de repos, elle devrait déjà être un peu plus courte. J’ai étudié le parcours, et je pense que c’est le Tour de France le plus dur auquel j’ai jamais participé. Ce sera une belle bataille.

Êtes-vous plus ou moins confiant que l’an dernier ?

(Il réfléchit) Je ne sais pas… Je dirais que j’ai davantage confiance en mes capacités qu’il y a un an, du fait de ce que j’ai accompli notamment l’an passé sur le Tour. Terminer sixième, cela m’a donné beaucoup de confiance. C’est donc certain, je crois davantage en mes chances de podium cette année. Mais la confiance est quelque chose de particulier, un sentiment étrange (rires).

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