Allait-il aller jusqu’au bout et disputer une vingtième saison professionnelle ? Filippo en a, presque malgré lui, décidé autrement. Un crève-coeur pour nombre de ses supporters, y compris moi, forcément déçu de recevoir la notification en coup de vent sur Twitter. Les coups de pédale de l’homme aux bouclettes blondes contenaient en vérité une part significative de mon amour pour la petite reine. À l’heure de clore définitivement 2018, lui rendre hommage n’était pas une option.

Un modèle d’enfant

Paradoxalement, trop jeune et déconnecté des moyens numériques de nos jours pour aller à la rencontre du cyclisme au-delà du Tour de France, ce n’est pas ses chefs d’œuvres de début de carrière qui me feront venir à Pozzato. Exit la Primavera de 2006, les maillots panthéonisés de Mapei et Fassa Bortolo, et cette coexistence trop courte avec Tom Boonen que j’aurais aimé réécrire, tant le lion des Flandres me charmait également par son sourire permanent devant les caméras. Forcément plus spectaculaires que les escroqueries américaines, ou ces échappées délaissées par le spectateur populaire qui préfère se remémorer ses souvenirs de vacances, c’est vers ces chasseurs de classiques que mon intérêt s’est manifesté. Et à cet âge, rien de mieux que de pouvoir exprimer toute son insouciance juvénile en fracassant les belles mains du PMU, façon peau de crocodile.

En juillet 2007, le début de Tour fit d’ailleurs la part belle aux grands hommes du moment. Récital coup sur coup d’esthètes regrettés entre coup du kilomètre de Cancellara, sprints parfaits de McEwen et Hushovd, arrogance vengeresse de Steegmans à Gand. Qui devait suivre ? J’allais pouvoir obtenir ma réponse sur le terrain. Dans le Morvan d’un feu grand-parent, je pouvais être heureux du programme de ce 12 juillet. Quelques minutes de marche, et je pris place à 150 mètres de la ligne d’arrivée située en sortie d’Autun. Beau spectacle avec ce mano-à-mano de baroudeurs entre Sylvain Chavanel et Philippe Gilbert, dérouillée intégrale pour les T-Mobile, déjà perçus comme les méchants, zigzag de Cancellara dans les lacets de la Croix de la Libération, et un sprint en immersion. Devant ma frêle tête, c’est Oscar Freire qui mènera encore les débats. Daniel Mangeas, lui, annonce Filippo Pozzato vainqueur. Strictement inconnu au bataillon pour moi. Plus pour longtemps.

Des parties de PCM endiablées

Déjà, il fallait dire que les maillots verts de la Liquigas avaient tout pour me séduire. Cela n’avait rien du hasard si quelques années plus tard, je me retrouverais à m’époumoner dans la descente du Poggio pour porter Nibali sur la Via Roma. Cette équipe avait quelque chose de chic. Leurs directeurs sportifs s’exprimaient plutôt bien quand les deux Laurent de France Télévisions venaient les voir depuis leur moto. Quant au visage de ce Pozzato, pris en photo sur le podium, il allait devenir l’objet d’une véritable attraction justifiée. Lorsqu’une quinzaine de jours plus tard la Grande Boucle défile en Essonne, près de chez moi, je le cherche naïvement des yeux. Puis, lorsque je reçois mon premier Pro Cycling Manager, en 2008, j’essaye instinctivement de gagner ma première partie avec la dream team italienne à ses côtés. Peu importe le résultat, c’était déjà faire acte de fidélité et ouvrir de nouvelles portes, puisqu’à travers l’univers du Vénitien, c’était celui du cyclisme transalpin qui rentrerait dans la danse.

Quand ProCyclingStats n’existait pas, et que je ne pouvais consulter Wikipédia, la base de données du jeu de Cyanide deviendrait vite un réservoir encyclopédique pour se forger une culture approximative du vélo. Et à la télévision, c’est dans un maillot bien étrange que je le retrouverais. Exilé chez Katusha, le fuoriclasse d’alors se retrouve à la lutte sur les classiques pavées avec ses légendes de camarades. Quelle déception que ce Paris-Roubaix 2009, où tout se joue sur un coup du sort dans le Carrefour de l’Arbre. Deuxième sur le Vélodrome, je me dis que Pippo finira bien par avoir sa part de gâteau une année ou l’autre. Sacré champion d’Italie en juin, je suis tout heureux de le voir quelques semaines plus tard dévaler le tunnel du circuit monégasque de Formule 1 avec une tunique tricolore sur les épaules. Invisible cet été-là, j’aurais finalement raté sa grande victoire de l’année, à savoir l’indigeste Grand Prix E3.

Geelong et Audenarde, lieux maudits

Mon prochain rendez-vous avec lui tardera, et ce ne sera pas avant les championnats du monde 2010, en Australie. Forcément surmotivé par les pronostics des commentateurs entendus à la radio, je me dis que si j’arrive à palier le décalage horaire, je pourrais peut-être voir le mano-à-mano espéré entre Gilbert et lui. Coup d’épée dans l’eau, et un final regrettable où le sprint aurait pu largement être évité. Les critiques les plus dures pleuvent sur le gâchis dont il ferait preuve, et je me dis alors que tout cela n’était pas nécessairement justifié, en bon fan qui se respecte. Déprécié sur les communautés de suiveurs, je dois même être l’un des rares à endosser le costume de l’avocat du diable, face aux hordes belges clamant la supériorité des leurs.

Une opposition de style qui atteint son paroxysme au Tour des Flandres 2012. Exceptionnellement rétabli après une fracture de la clavicule, Pozzato joue la gagne face à Boonen et Ballan, et personne ne donne bien cher de sa peau. Derrière mon écran, je rumine, en voyant que le Belge souffre successivement dans le Quaremont et le Paterbeg. Mais Pippo, tu es de ceux qui se surestiment par amour propre. Alors, tu as cru faire l’impossible à Audenarde. Et mal t’en as pris.

Toujours resté toi-même

Grandissant et m’étant converti à l’écriture et aux joies de ce site, je te scrute toujours autant, mais avec un œil différent. Après ces échecs malheureux, tu perds en légitimité et c’est bien souvent pour susciter l’ironie que j’inscris ton nom dans la grille interne des pronostics de la Chronique du Vélo. Revenu en grâce fin 2013 sur le Grand Prix de Plouay, en vue des Mondiaux de Florence, j’ai pu y croire une dernière fois. Depuis, toutes tes apparitions et déclarations t’ont permises de te maintenir dans nos esprits, dans l’art d’un cyclisme moderne qui n’était pas fait pour toi. Au départ de Sèvres, sur ce Tour 2014, je plongerais quand même sur un terrain inondé, entre deux interviews professionnelles, pour aller te voir et prendre un selfie. Pour clore l’histoire. Car que ce soit en Italie, en France, mais aussi en Chine, au Japon, en Malaisie, aux Emirats, ta silhouette ne laisse jamais indifférent.

Star des grands prix des terroirs, le public t’a toujours accueilli pour ce que tu étais, et ta formidable longévité t’a permis d’incarner jusqu’au bout cette génération italienne brillante des années 2000 et 2010. Même si tu le reconnaissais à la Dernière Heure, tu ne t’es « pas amusé ces dernières années avec l’équipe ». « Après avoir passé le cap de la trentaine, j’ai continué uniquement par passion », concluais-tu. Une passion qui pousse des millions d’initiés à sortir leur cadre pour t’imiter, lever les bras le temps d’un instant, où tout simplement connaître la même adrénaline que celle du flandrien. Tes tatouages et tes critiques ont exaspéré, même ceux qui t’ont donné une seconde chance. Mais sans tes exploits passagers, aurais-je pu t’adresser ce billet onze années après ? Je n’en suis pas certain. Si les palmarès ne seront jamais les mêmes, à chacun son champion. Grazie signore !

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