La Chronique du Vélo tire sa révérence ces jours-ci, mais nous avons décidé, avant de partir, de vous concocter une dernière série d’articles. Le site est né en 2012, il y a neuf ans. Pour l’occasion, nous avons donc décidé de nous projeter un peu, neuf ans plus loin, soit en 2030. Que sera le cyclisme à ce moment-là ? L’évolution entre 2021 et 2030 sera-t-elle aussi grande qu’entre 2012 et 2021 ? Au travers d’analyses, de décryptages, d’entretiens ou de fictions, nous tentons de déblayer ce vaste thème.

Mars 2008, les Strade Bianche se font encore appeler Monte Paschi Eroica mais, déjà, ses routes blanches et vallonnées séduisent. Pour sa deuxième édition, on retrouve plusieurs fortes têtes du peloton au départ : Fabian Cancellara, qui lèvera les bras à Sienne, Kim Kirchen, vainqueur deux mois plus tard de la Flèche Wallonne ou encore Stuart O’Grady, alors tenant du titre de l’Enfer du Nord. Ce jour-là, Jean-Charles Senac, vêtu du maillot ciel et blanc d’AG2R La Mondiale, se présente également au podium signature à Gaiole in Chianti. Si sa première rencontre avec ces routes poussiéreuses fut de courte durée, il abandonna dès la fin du premier secteur de terre, le souvenir reste intact.

L’Italie comme précurseur

La veille, des trombes d’eau et un épais brouillard l’empêchent de reconnaître une partie du parcours, le forçant à privilégier une séance de home-trainer. La suite, Senac nous la raconte : « Tout le monde avait peur, les chemins étaient dans un sale état. C’était un gros, gros chantier. Sur le premier secteur, c’était la grande découverte. J’ai mis une roue sur un chemin et j’ai crevé d’entrée ! A la fin du secteur, on était cinq ou six à abandonner comme ça. » Malgré ces déboires, Jean-Charles Senac fait à nouveau le déplacement en Toscane en 2009 et arrive cette fois à rallier Sienne. Comme lui, le peloton semble convaincu par ce format atypique lors duquel « une minute d’inattention peut suffire pour se retrouver dans la pampa ».

Aujourd’hui, nombreux sont les coureurs qui lui ont déclaré leur flamme, de Julian Alaphilippe, pour qui la course mériterait d’être considérée comme un monument, à Romain Bardet qui décrivait l’édition 2018 comme « du pur cyclisme ». Plus qu’une histoire passionnée entre des athlètes trop souvent habitués à des courses cadenassées et un tracé permettant d’envisager les scenarii les plus excentriques, les Strade Bianche semblent à présent influencer le reste du calendrier cycliste. De Paris-Tours et ses chemins de vignes à la Super Planche des Belles Filles ou le col du Finestre en Italie, les sections gravel sont de plus en plus communes.

En la matière, l’Italie peut aisément revendiquer un statut de pionnière. Si le col du Finestre, avec ses huit kilomètres non asphaltés, est ajouté pour la première fois au programme du Giro en 2005, c’est la 7e étape de l’édition 2010 qui demeure dans les mémoires. Ce jour-là entre Carrara et Montalcino, Evans, Vinokourov et leurs compères s’étaient livrés à une lutte épique sur des routes plus marrons que blanches. En 2021, ces chemins de terre ont à nouveau été des marqueurs forts du Giro, avec l’attaque tonitruante d’Egan Bernal sur les pentes de Rocca di Cambio et, trois jours plus tard, la détresse de Remco Evenepoel sur les routes des Strade Bianche.

Un jeu d’adaptation

En France, Thierry Gouvenou, notamment en charge du tracé du Tour de France, concède avoir envisagé les chemins empierrés « au moment où les courses étaient relativement insipides et hyper contrôlées », en faisant référence au train dévastateur exercé par la Sky pendant plusieurs saisons. Outre l’évident intérêt photogénique et donc l’influence de la télévision, c’est bien la volonté de « trouver des solutions pour créer de l’attaque » qui fut déterminante. Echanger avec le n°2 de la Grande Boucle, c’est comprendre au bout de quelques instants seulement que l’élaboration du parcours d’une course « est une adaptation permanente aux tactiques de course et, quelque part, aux coureurs ». Alors que la période récente a vu le regroupement de coureurs de premier plan au sein d’une même entité et une professionnalisation toujours plus poussée, le contrôle l’a emporté sur l’incertitude obligeant les organisateurs à redoubler d’imagination pour favoriser les attaques.

Face à cette situation, les grands Tours tendent à s’orienter vers des cols plus raides puisque pour Gouvenou, « c’est souvent la pente qui fait la différence ». Dernièrement, de nouvelles bosses présentant des pourcentages plus conséquents ont donc fait leur apparition dans le paysage cycliste. On pense au col de la Loze, inauguré sur le Tour de France en 2020 mais déjà grimpé l’année précédente sur le Tour de l’Avenir, que Tobias Foss qualifiait de montée « la plus dure des Alpes ». Il y a aussi le col de Portet emprunté en 2018 et 2021 par la Grande Boucle ou la Sega di Ala (11,5 kilomètres à 9,6%) et l’Alpe di Mera (9,6 kilomètres à 9%) que les coureurs ont défié pour la première fois lors de la dernière édition du Tour d’Italie.

Cette première impression est d’ailleurs confirmée par une analyse plus poussée des parcours des grands Tours. Entre 2006 et 2014, le Tour de France n’avait jamais emprunté plus de deux cols (de plus de 3 kilomètres) à plus de 8,5% de moyenne, mais de 2018 à 2021 les coureurs n’en ont en revanche jamais monté moins de trois par an. Sur le Tour d’Italie, le peloton a en moyenne grimpé 8,4 cols (de plus de 3 kilomètres) à plus de 7% chaque année sur la période 2006-2018 alors que les tracés 2019, 2020 et 2021 en comprenaient 13, 16 et 11. Sur la Vuelta, l’Angliru représente sans doute le mieux cette course aux pourcentages. Du temps de ses épopées espagnoles, David Moncoutié avait défié ses pentes affolantes à deux reprises, en 2008 puis 2011 et confiait à Ouest-France que « dans ce type de montée, c’est chacun pour soi. On ne monte pas très vite. C’est un combat contre la pente », permettant ainsi d’isoler des leaders toujours mieux accompagnés.



A mort le chrono

Un autre levier utilisé par Thierry Gouvenou pour provoquer du mouvement est l’utilisation des « massifs intermédiaires », terme par lequel il fait notamment référence aux étapes de Saint-Etienne en 2019 ou celle du Morvan en 2021. « Au lieu d’avoir, comme c’était encore le cas il y a 15-20 ans, deux étapes dans les Pyrénées et deux étapes dans les Alpes, on a ajouté des étapes dans des massifs intermédiaires dans lesquels des écarts peuvent se créer mais, surtout, de la fatigue va se créer pour les étapes de montagne », explique-t-il. Tracer des étapes dans ces massifs intermédiaires, dans lesquels de courtes mais raides bosses sont intégrées au parcours, est également un appel du pied envoyé aux coureurs en vue du moment, Alaphilippe, Van der Poel ou Van Aert par exemple. « Personne n’a envie de se passer de coureurs comme ça, donc on a forcément envie de les mettre en avant », corrobore Gouvenou. Résultat, la première semaine du Tour n’a en effet plus rien à voir avec celle, ennuyeuse et monotone, de l’ère Armstrong.

Bref, les courses sont durcies : les temps faibles sont réduits et les temps forts sont plus durs. Patrick Herse, directeur de l’Etoile de Bessèges, a parfaitement su adapter sa course à ces évolutions. Disputée lors des premiers jours de février, l’Etoile de Bessèges s’est longtemps contentée d’un rôle de course d’ouverture « alors qu’aujourd’hui tous les coureurs ont déjà des kilomètres dans les jambes. Ils arrivent (sur la course) en étant déjà affutés », conduisant les équipes à demander la mise en place d’un parcours plus sélectif. Patrick Herse est donc parti à la recherche de bosses pour durcir la course. En 2022, la deuxième étape s’achèvera ainsi par une côte d’environ 1,5 kilomètre et l’habituelle troisième étape autour de Bessèges a été amputée de quelques kilomètres afin de placer une difficulté à dix bornes de l’arrivée. Herse s’est également attelé à mettre sur pied un « parcours diversifié, avec notamment une montée de cinq kilomètres au Mont Bouquet et le contre-la-montre d’Alès », l’un des premiers efforts individuels du calendrier que les équipes World Tour, de plus en plus présentes sur la course, utilisent pour tester leur matériel.

Dans le même temps, le nombre de kilomètres de contre-la-montre sur les grands Tours a connu une nette diminution. Entre 2006 et 2015, le Tour d’Italie a proposé une moyenne de 84,2 kilomètres d’efforts chronométrés (aussi bien individuel que par équipe), cette distance passant à 56,5 kilomètres entre 2016 et 2021. Le constat est identique sur le Tour de France puisque 116 kilomètres de contre-la-montre étaient au programme des éditions 2006 et 2007, ce chiffre passant à 58 et 53 en 2021 et 2022. Il existe en effet « un vrai décalage entre le temps gagné en contre-la-montre et le temps gagné en montagne », justifiait il y a quelques mois Thierry Gouvenou sur France Télévisions. En 2012, Nibali, troisième du Tour, avait rallié Paris avec un débours de 6,19 minutes sur Bradley Wiggins, un retard accumulé presque exclusivement sur les trois contre-la-montre (11 secondes sur le prologue, 2,07 minutes entre Arc-et-Senans et Besançon et 3,38 minutes sur le contre-la-montre final soit au total 5,56 minutes). Le nombre de kilomètres contre-la-montre a donc été limité « pour permettre aux grimpeurs de rester au contact ».


Plus court, plus intense

Comme la distance de contre-la-montre, le volume kilométrique des étapes de montagne a été revu à la baisse depuis quelques années. Pour Thierry Gouvenou, proposer des « grosses étapes marathon » n’est plus la solution privilégiée puisqu’il s’est aperçu « qu’un format plus court était plus dynamique ». S’il n’était au départ pas favorable à ce type d’étape, c’est Christian Prudhomme qui l’a convaincu. Les scénarii de course et l’approbation des coureurs ont ensuite fait le reste. Sur le Tour, c’est en 2011 que le pas est franchi avec une étape de 109 kilomètres entre Modane et l’Alpe d’Huez dont l’entrée n’était autre que le col du Télégraphe et le plat de résistance le Galibier. A l’arrivée, Thomas Voeckler perd son maillot jaune et Pierre Rolland, son coéquipier, dépose Contador dans les lacets de l’Alpe d’Huez devenant le premier Français depuis Bernard Hinault (1986) à s’y imposer.

Sur la Vuelta, c’est en 2016 qu’un format aussi court est pour la première fois proposé sur une étape de montagne avec 118 kilomètres entre Sabiñánigo et Aramón Formigal : Quintana, maillot rouge sur les épaules, y survola les débats en reléguant son plus proche dauphin, un certain Christopher Froome, à plus de 2 minutes et 30 secondes. Si le Tour d’Italie n’a pas (encore) épousé ce format, il convient toutefois de relever une importante diminution du nombre d’étapes de plus de 200 kilomètres sur les tracés 2021 (3) et 2022 (2) comparativement à la période 2006-2020 (toujours un minimum de 5).

Le tableau désormais largement dépeint, une question demeure en suspens et nous brûlait les lèvres : à quelles évolutions peut-on s’attendre ces prochaines années ? Thierry Gouvenou s’est prêté au jeu et trois pistes ont retenu notre attention. La première, par laquelle Gouvenou tend à limiter son impact, consiste à penser que peu importe le parcours proposé, il ne peut être mis en valeur que par les coureurs. « Un même parcours présenté dix fois donnerait dix courses différentes », argumente le responsable du tracé du Tour. Par conséquent, les prochaines évolutions apportées aux futurs parcours ne seraient ici que des ajustements en réponse à d’éventuelles nouvelles tactiques de course.

Le Tour peut-il vraiment changer ?

La deuxième piste évoquée se satisfait de l’actuelle attitude offensive des coureurs, référence ici aux nombreuses attaques de Pinot dans les Pyrénées en 2019, aux exploits répétés d’Alaphilippe, à la constante volonté d’attaque de Pogacar ou à la première semaine survoltée de Van der Poel en 2021, qui nous amènerait vers un relatif statuquo. Gouvenou rappelle ainsi que « si les courses avaient toujours été aussi animées que depuis deux ans, on ne se serait jamais posé la question de savoir s’il fallait mettre des chemins en terre » et ajoute « qu’en ce moment le spectacle que nous propose les coureurs est largement suffisant et il n’y a pas besoin d’ajouter d’artifices ».

La troisième piste, plus révolutionnaire, est glissée par Gouvenou sur le ton de la blague, ou du rêve, vous choisirez. Il s’agirait ici de rebattre totalement les cartes en imaginant un parcours « sans arrivée dans des cols mythiques ou quasiment pas de haute-montagne » pour « ne plus avoir cette mainmise des montagnards ». En 2023, c’est de Bilbao que s’élancera la 120ème édition du Tour de France. Les reliefs et pentes abruptes que l’on trouve au Pays-Basque pourraient être utilisés pour proposer une première semaine explosive lors de laquelle des puncheurs seraient à l’honneur. Ensuite, pourrait-on réellement envisager un Tour dont les deux semaines suivantes seraient dans la même vergue ?

Si Christian Prudhomme a déjà annoncé qu’en 2023 « la troisième étape sera à destination de la France en passant par les Pyrénées », coupant ainsi court à cette option, la réflexion, initiée en souriant par Gouvenou, consiste à s’interroger sur les incontournables du parcours d’un grand Tour. En somme, une course de trois semaines doit-elle forcément offrir des cols longs et s’approcher, ou dépasser, de la barre symbolique des 2 000 mètres ? Les championnats du monde proposent chaque année un parcours très différent, qui peut aussi bien sacrer Mark Cavendish ou Alejandro Valverde selon les années. Le Tour de France pourrait-il s’inscrire dans une telle logique, avec des parcours diamétralement opposés d’une édition à l’autre ? Sans doute jamais, on vous l’accorde. Mais c’est tout le sel d’imaginer ce que sera le cyclisme du futur. On a le droit d’envisager l’impossible.

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