Ce dimanche, c’est jour de pavés – et d’autre chose aussi, vous dites ? Au bout d’une semaine d’épreuve, les coureurs de la Grande Boucle passent un premier gros test sur les difficiles routes des Hauts de France. Les pavés et le Tour, l’histoire s’est renouée depuis quelques années, avec plus ou moins d’intensité. Mais personne n’a pu oublier cette gigantesque étape de 2014, qui vit Vincenzo Nibali y bâtir les fondations de son succès final.
Un requin mort de faim
Quand les années passent et que les Tours de France défilent, certains souvenirs se dissipent. Mais d’autres restent vifs. On appelle ça les instants de légende. Gravés à jamais, indélébiles, propres à être racontés et transmis aux plus jeunes. 2014 s’inscrit dans cette lignée, avec cette Grande Boucle croquée par le Requin de Messine, intermède romantique dans le règne robotique de Chris Froome. Un Anglais tombé les armes à la main, bien avant le champ de bataille du Nord-Pas-de-Calais, vaincu par la malchance. Et pourtant, le Britannique se gargarise de sa mission, lui, vainqueur implacable l’année précédente, paradant en son royaume, provisoirement tracé sur les rugueuses pentes du Yorkshire. Une incandescence populaire, une ferveur patriotique mais planétaire, qui donne des ailes au chevalier italien, tout d’azur vêtu. L’audacieux de Sheffield, Vincenzo Nibali, se pare de jaune au bout d’une escapade folle dès la deuxième bataille. Le retour sur les terres françaises laisse augurer le duel. Les pavés du Nord doivent servir de tremplin. Mais les favoris redoutent surtout qu’ils soient le cimetière de leurs ambitions.
A Villeneuve d’Ascq, Froome grimace. Goûtez le bitume et surviennent alors les relents de l’inquiétude, la saveur de l’interrogation qui marque les chairs. Le poignet fragilisé par une cabriole sur la quatrième étape, le leader des Sky implore les cieux, malgré leur propension à n’en faire qu’à leur tête. Des trombes, des seaux d’eau, des hallebardes, toutes les colères et caprices se déversent en ce 9 juillet, à quelques instants de la première Grande Aventure de ce Tour. De Ypres à Arenberg, les terres du Nord de la France, noircies par les éléments, accueillent les soldats à bicyclette. Les saillants pavés, eux, qui depuis des lustres, restent désespérément secs pendant les campagnes printanières, mettent leur plus bel habit de traîtrise et de fourberie en ce début d’été. Prêts à infliger les pires tortures à ces inconscients du jour. Dont ne fait plus partie Chris Froome, poissard jusqu’à la couenne, fragilisé par le stress qui vainc les plus téméraires. Deux fois de plus au sol, c’est autant d’humiliations et de supplices à s’infliger. Tout se termine avant d’avoir commencé. Froome is out. The show must go on.
Champ de bataille
Et là, toutes les logiques se défient et se s’entrecroisent. On connaît les valeureux soldats du printemps, ceux qui domptent le pavé comme personne, on sait apprécier leur maestria en ces lieux si particuliers. Mais qu’en sera-t-il des autres, jeunes premiers ou sombres inconnus de l’exercice, qui n’auront pour eux que leur courage et l’envie d’en découdre ? Curieusement, rien n’est figé, certains surprennent, d’autres déçoivent, mais tous subissent. Scotchés au bitume, englués sur le pavé. Et pour certains touchés par la grâce. Dans le noir apparaît la lumière. Parmi eux, l’armada Astana se met en branle. Tout se met en place, comme par magie : il faut emmener le soldat Nibali par delà les cimes de la légende. Le bon Vincenzo, qui n’a jamais couru sur les routes de l’Enfer du Nord, est à l’aise comme un poisson dans l’eau boueuse. En bons sherpas, Lieuwe Westra et Jakob Fulsang épaulent avec brio leur leader. Qui impressionne et scintille, de jaune vêtu, dans cette grisaille d’un jour, comme un astre au milieu du marasme.
Certains, et non des moindres, sont encore là : Sagan, Cancellara ou Kwiatowski. D’autres sont sur un fil, comme Alberto Contador. Et nombreux sont ceux qui mettent genou à terre, à l’instar de Jurgen Van Den Broeck ou Andrew Talansky, attendus pour plus tard dans cette grande messe du Tour, mais déjà fragilisés. Il faut sortir de là, et indemne si possible. Lars Boom, de l’escadron Belkin, n’en a cure. La ligne d’arrivée de sa Grande Boucle est là, à Arenberg. Les bras levés, crotté mais heureux, l’essentiel est fait. On pourrait presque lui affirmer qu’après une telle bataille, « il peut mourir tranquille ». Dans ses pas, à quelques secondes, survient Vincenzo premier, en divine surprise. Brillant de mille feux, fracassant à grands coups de classe la Porte du Hainaut, le leader du Tour resplendit. La route vers Paris est encore longue, mais dégagée. Tout lui aura souri en cette journée mémorable, le voilà confortablement assis sur son trône. Installé dans la légende de la plus grande épreuve de cyclisme du monde. Et durablement inscrit dans l’histoire du Tour de France. A jamais.