L’entretien a eu lieu une dizaine de jours avant le départ du Tour. L’idée était de retracer avec Frédéric Moncassin son histoire avec la Grande Boucle, de ses premiers sprints jusqu’à ses derniers, en passant par ses victoires et son maillot jaune porté une journée, en 1996. Mais en appelant le Toulousain, on ne s’imaginait pas qu’il se confierait pendant une heure et quart sur tous ces épisodes qui ont jalonné sa carrière. Son récit est d’un franc-parler incroyable. Au téléphone, on a été pris de fous rires, parfois, quand il s’attardait sur certaines discussions avec ses rivaux ou ses coéquipiers. Nous avons donc décidé de retranscrire l’intégralité de cet entretien XXL, histoire que vous ne loupiez rien de ces anecdotes croustillantes ou hilarantes, c’est selon. Respirez donc un grand coup et prenez votre dose de vélo vintage. Sans filtre.

En 1993, vous disputez votre premier Tour de France, à 25 ans. Vous vous rappelez de la première fois où vous avez pu sprinter sur le Tour ?

Mon premier sprint sur le Tour de France, en fait, c’est la première bonification (sprint intermédiaire, ndlr). Et déjà là, alors qu’on ne se battait pas pour une étape, j’ai trouvé que ça allait encore plus vite que dans les sprints des autres courses. Pour la première arrivée, c’est sur la première étape en ligne, après le chrono. J’étais le sprinteur de Wordperfect et je devais disputer tous les sprints (il fait 12e aux Sables, sur la première étape, juste derrière Jelle Nidjam, 11e, ndlr). Normalement, c’était moi le sprinteur mais Nijdam allait vite aussi. Et j’étais un peu dépassé par les événements, la première année. Ce premier sprint où je fais 12e, c’est sûr, je l’ai fait. Je les faisais tous.

Qu’est-ce qu’on se dit quand on va faire son premier sprint sur le Tour ?

En arrivant sur le Tour, tout paraît plus grand, plus impressionnant, tout va plus vite. Avant ce premier sprint, il y avait le prologue, où je devais faire la bosse à fond pour voir s’il y avait moyen de prendre le maillot à pois. Alors je suis parti tranquille et je me suis mis à fond dans la bosse pour tenter de faire un bon temps. Mais en fait, Indurain m’avait déposé, grave ! J’étais loin de partout. Ensuite le premier sprint, il y a une grosse pression quand même. Et beaucoup d’inquiétude aussi, parce que j’avais peur de ne pas être à 100 % de mes moyens. J’avais passé une mauvaise nuit parce que j’étais nerveux d’attaquer mon premier Tour.

Le stress prend le dessus sur la jeunesse ?

Oui… Moi j’avais quand même 25 ans, j’étais pressé mais je voulais être à 100 % de mes moyens. Alors le matin, je me disais : « Merde, j’ai mal dormi. » J’ai fait un début de Tour très, très difficile. Tout va beaucoup plus vite. Le souvenir que me laisse ce Tour là, c’est les sprints intermédiaires pour les bonifications avec Cipollini, Abdoujaparov, Ludwig et Nelissen. Et dans ces bonifs, ça allait deux fois plus vite que dans tous les sprints d’arrivée que j’avais fait… Je me retrouvais loin, largué. Je m’étais dit que j’allais faire le maillot vert, donc j’allais disputer les sprints intermédiaires. J’avais lancé mon premier sprint, les mecs m’avaient déboîté… Je m’étais dit : « Ouah, mais comment je vais faire à l’arrivée si c’est déjà comme ça pour le sprint intermédiaire ? » Je me suis senti vraiment largué tout de suite.

C’était davantage mental ou physique ?

Sur le Tour de France, le moindre pet de travers, le moindre truc qui ne va pas, ça ne pardonne pas. Ce que je pouvais perdre en ayant passé une mauvaise nuit, ce n’est pas grand chose mais en fait ça devenait énorme dans le final. Mentalement, je pense que j’y étais, mais il me manquait les chevaux. Les sprints du Tour, c’est une catégorie au-dessus. Quand on passe professionnel, on change de catégorie, on sent que ça va plus vite dans les bosses, les sprints. Mais quand on va sur le Tour de France, on passe encore une catégorie. Le rythme, les enjeux ne sont pas les mêmes, tout le monde se met beaucoup plus de pression, ça frotte davantage, tout le monde est à fond. On se retrouve dans des sprints qui vont deux fois plus vite, où ça frotte deux fois plus parce que tous les équipiers emmènent, et c’est ce qui rend le tout encore plus difficile.

« Un soir, le PDG de Wordperfect est venu et il nous a dit : ‘Ecoutez les mecs, je suis tellement fan que celui qui gagne une étape, il a une prime de 750 000 francs.’ Moi j’étais jeune, je n’avais pas trop d’oseille ! (rires) Je me dis ça c’est bon quand même, avec ça je peux m’acheter ma baraque. (rires) »

– Frédéric Moncassin

Dans la dernière ligne droite, il y aussi plus de monde, plus de bruit. On s’en rend compte dans le sprint ?

Non, moi les trois cent derniers mètres, je ne m’en rappelle pas. Dans le dernier kilomètre, je ne vais pas dire qu’on est en apnée dans une bulle, mais on est tellement concentrés sur la roue à suivre ou sur l’écart que l’autre va faire qu’on ne voit plus ce qui se passe autour. Mais moi ce qui me mettait la pression, c’était de voir tout ce monde au départ, ce public le long de la course, de devoir laisser du jus pour se replacer. Puis ensuite au sprint, tout le monde jouait sa vie. Surtout sur les premiers jours, le premier, le deuxième, le troisième sprint. Après, plus la semaine avance, plus ça se pose un peu, doucement.

Au début, tout le monde veut prendre l’ascendant et marquer son territoire, avant qu’une hiérarchie se dessine ?

Oui, il y a ça. Et au début, c’est super explosif parce que tout le monde arrive sur le Tour en ayant fait sa préparation au maximum. Tous les managers mettent la pression en disant qu’on va sur le Tour à bloc, qu’il faut faire ci, faire ça. Tout est au top, et chacun pense qu’il arrive avec le meilleur sprinteur. Même si untel ou untel a dominé jusque-là, quand on arrive on pense avoir le meilleur. Il faut ajouter à ça les équipes de leaders qui disent à leurs gars de se méfier des cassures, qu’il faut se replacer dans le final, ça fout un bordel. Et c’est ce que j’aimais dans les premières étapes.

Vous vous attendiez à ce que ce soit comme ça ou vous étiez surpris ?

La première année, je ne m’attendais pas à ce géant. Quand je me baladais, je me sentais tout petit au milieu des géants. On arrivait au contrôle, pour la visite médicale, on voit tout ce monde, tous ces journalistes, c’est la cohue, tout le monde est à fond. La veille du départ, c’est une effervescence de fou, ça m’avait impressionné.

Dans ce Tour 1993, vous finissez malgré tout par prendre la mesure de la chose. Vous faites de bons sprints, jusqu’à faire deuxième sur les Champs-Elysées.

Oui, l’effervescence retombe au fur et à mesure. Après quelques jours, il y a des sprinteurs qui dominent, et ceux qui sont dominés savent qu’ils ne peuvent pas faire grand chose. Il y a celui qui tombe, celui qui est un peu malade, celui qui se fait lâcher un peu par son équipe qui préfère miser sur un classement général… Toute cette pression baisse donc petit à petit. Ça s’épure. On passe la montagne, le général commence à s’établir, le sprinteur sait qu’il ne peut plus jouer le maillot jaune. Mais au début quand tu es sprinteur, on te dit que tu peux prendre le jaune, tout est possible.

Quand vous faites deuxième sur les Champs, vous vous dites que vous avez compris comment ça marche sur le Tour, et que vous reviendrez pour gagner ?

Ce n’est pas tout à fait ça. Les Champs-Elysées, c’est un peu particulier. En fait, en fin de première semaine, Armstrong gagne son étape à Verdun. Ce jour-là, on a le PDG de Wordperfect qui est sur le Tour, dans la voiture du manager, et notre leader Alcala fait deuxième de l’étape. Le mec, c’était sa première étape du Tour de France, il a été séduit au taquet. Alors le soir il est venu et il nous a dit : « Ecoutez les mecs, je suis tellement fan que celui qui gagne une étape, il a une prime de 750 000 francs. » Moi j’étais jeune, je n’avais pas trop d’oseille ! (rires) Je me dis ça c’est bon quand même, avec ça je peux m’acheter ma baraque. (rires) C’était un rêve de jeune.

« En 1994, présentation des équipes avec Daniel Mangeas. On était à Lille, il fallait monter sur le podium avec nos nouvelles godasses Shimano en carbone. Donc on fait la petite présentation sympa, « Moncassin, vice-champion de France », super. Et puis après il faut redescendre par derrière, un podium avec des marches en bois pourries, je glisse avec mes godasses, la cale s’accroche et je me pète la cheville ! (rires) »

– Frédéric Moncassin

Alors je m’applique dans les Pyrénées pour ne pas trop me fatiguer, je fais attention à bien manger, bien boire, bien dormir. J’avais les conseils de mon grand-père qui me disait : « Frédéric si tu veux tenir, les bases, les bases ! » Je faisais vraiment le métier. Je passe les Pyrénées, et je me dit ok, là les Champs-Elysées, il faut que je les pète (sic). En plus je rêvais de cette étape. Le sprint se lance, j’avais de bonnes chances. Abdoujaparov sort, j’étais dans sa roue, je commence à le doubler. Mais sur les Champs il y a un peu de pavés alors j’ai le vélo qui se tortille. Abdoujaparov accélère, il baisse la tête sous le coude pour me voir, et bam il vient me mettre un coup. Je relance, je continue, je remonte, je remonte, et il me met un deuxième coup. C’est pas grand chose, il me coince juste un peu, mais ça me fait relâcher le pédalage. Et je fais deuxième.

Alors il n’y avait pas eu beaucoup de Français qui avaient gagné une étape cette année-là (un seul, en fait : Pascal Lino, ndlr), et moi je gueule après l’arrivée. J’étais énervé. Je dis : « Oh, Abdou là il m’a fait deux vagues ! » Je savais que ce n’était pas un sprint correct, c’était Abdou. Et je veux porter réclamation. Alors je vais avec l’équipe pour voir les commissaires. Moi je voulais ma prime ! (rires) L’étape aussi, mais bon… (rires) Et puis les journalistes, Holtz, Sannier, ils disent : « Oui il n’y a pas beaucoup de Français qui ont gagné cette année, s’il y a réclamation et qu’il est disqualifié, on va passer pour des chauvins… C’est comme ça, c’est Abdou qui a gagné. » Donc c’est resté comme ça. J’étais vraiment déçu.

Un an plus tard, vous revenez mais vous ne courez pas…

Oui, je reviens en 1994 ! J’étais vice-champion de France, je commençais à bien marcher et j’arrive sur le Tour. Présentation des équipes avec Daniel Mangeas. On était à Lille, il fallait monter sur le podium avec nos nouvelles godasses Shimano en carbone. Donc on fait la petite présentation sympa, « Moncassin, vice-champion de France », super. Et puis après il faut redescendre par derrière, un podium avec des marches en bois pourries, je glisse avec mes godasses, la cale s’accroche et je me pète la cheville ! (rires)

Alors il faut savoir qu’une semaine après le Tour de France 1993, j’avais fait mon mariage. 31 juillet 1993, parce qu’il fallait se marier avant le 1er août pour les impôts ! (rires) C’est toujours une histoire d’oseille. (rires) Pendant la journée, je déconnais avec des gamins en jouant en basket, et je me tords la cheville. J’avais mes soigneurs qui étaient là, ils m’emmènent aux urgences le jour du mariage, et il se trouve que j’avais les chevilles fragiles, donc à chaque fois que je me blessais elles devenaient grosses.

Du coup sur le Tour 94, quand me plie encore la cheville tout le monde est en panique autour de moi. Mais je dis : « Non, vous inquiétez pas, c’est une entorse j’ai l’habitude, mettez un peu de glace et c’est bon, demain je prends le départ. » Mais j’avais mal, j’étais tout blanc, donc on est allés aux urgences faire une radio. Verdict : malléole pétée… Le médecin de l’équipe Wordperfect, qui était chirurgien aux Pays-Bas, m’a chargé dans la bagnole et le lendemain j’étais opéré. Ils m’ont fait ça sans anesthésie, j’ai tout vu, les perceuses, les vis qu’ils me mettaient, et douze jours après je faisais du vélo. (rires)

Quand vous revenez en 1995, en restant sur cette blessure et avant ça le sprint des Champs-Elysées en 1993, vous êtes dans quel état d’esprit ?

Fin 1994, mon manager Jan Raas me dit : « Fred, tu es bon, mais tu ne gagnes pas assez de courses, nous il nous fait un sprinteur qui gagne. On est en contact avec Abdoujaparov, on va le prendre et c’est toi qui va lui emmener les sprints. » Lui avait gagné 23 courses cette année-là chez Polti. J’ai dit ok. Sur le Tour de Suisse, je lui emmène les sprints, mais il ne fait pas grand chose. Il ne fait rien, en fait. Et sur le Tour de France me voilà équipier d’Abdoujaparov. Donc j’essaie d’emmener le premier sprint, il n’arrive pas à suivre. Parce que moi j’avais toujours eu l’habitude de me débrouiller seul, donc quand j’emmène je passe entre deux mecs, lui derrière il n’était pas passé. Il gueule et moi aussi parce que j’emmène et ça ne marche pas. Mais c’était moyen.

« J’ai été déposé parfois aux 600 mètres. […] C’est le contraire de ce que je voulais. […] Alors qu’est-ce qu’on faisait ? On disait à Chris Boardman de faire le kilomètre, comme ça il foutait le bordel, et moi ça m’arrangeait. J’aimais ça. Et plus c’était le bordel, avec la route pourrie, les plaques d’égout, un peu d’eau, tout le monde qui frotte, mieux c’était. Je me sentais bien, il n’y a que là que je prenais mon pied en fait. »

– Frédéric Moncassin

Ca fait quoi d’emmener les sprints pour un sprinteur avec qui vous savez que vous pouvez rivaliser ?

Disons qu’il était payé peut-être dix fois plus que moi… Donc j’étais obligé de le faire.

Et quand on vous dit que vous allez devoir emmener les sprints pour lui, vous ne pensez pas à partir ?

Non, parce que j’avais signé… En 1994, quand je suis devant le Tour de France avec mon plâtre, l’équipe Le Groupement m’appelle, ils voulaient que je vienne chez eux. Donc je signe une sorte de compromis, mais quand Raas l’apprend, il me dit : « Non non, tu restes avec nous, c’est une équipe tempête ça, c’est des guignols. Reste avec nous, on veut te garder. » Donc j’avais failli partir mais je suis resté.

Ne l’aviez-vous pas mal pris qu’on vous retienne et qu’on vous mette ensuite un autre sprinteur dans les pattes ?

Si, c’est chiant. Surtout Abdou, parce que moi je ne l’aimais pas. Ce n’était pas un copain, c’était un voyou. Il ne faisait pas du sprint lui, il faisait du slalom. Donc ça m’embêtait un peu, mais je me disais que je ne gagnais pas et que s’il fallait que je fasse le boulot, j’allais le faire. Au début on se rassure toujours un peu. Et puis je me disais qu’il y avait forcément des courses où j’allais pouvoir prouver ma valeur, et j’avais gagné rapidement à Kuurne. J’avais fait de bons résultats cette année-là, plus qu’Abdou qui n’avait gagné qu’une étape du Tour du Pont puis celle des Champs-Elysées sur le Tour. Il avait gagné deux fois dans l’année. Mais oui ça me faisait un peu râler de devoir emmener les sprints pour lui sur le Tour, et je le faisais mal. Parce que je l’aimais pas et que mon métier c’était de gagner, ou d’essayer de gagner en tout cas. Quand on est sprinteur on est un gagneur. Alors si on doit emmener pour un pote, je pense que ça peut se faire bien, mais un mec que je n’aimais pas… Je pense que je ne faisais pas bien mon boulot, et lui il n’avait plus les qualités qu’il avait chez Polti. Quand il est arrivé chez nous, il n’était plus le même.

Vous quittez donc le Tour à mi-épreuve, vous partez chez Gan, et vous revenez en 1996 pour votre meilleur Tour.

C’est ça. 1995 se termine, Roger Legeay me contacte, il me voulait depuis un moment et m’avait déjà parlé quand j’étais chez les amateurs. Il voulait que je vienne chez lui mais j’avais été chez Castorama à l’époque, puis il m’avait encore contacté quand j’étais parti de chez Castorama, mais pas assez franchement pour que j’y aille. Cette fois-ci, ça s’est fait. Et en octobre, je me suis cassé le scaphoïde. J’ai eu des complications mais finalement ça m’a servi. Au lieu de rouler normalement, j’allais faire des footings parce que je ne pouvais pas faire de vélo, encore moins de cyclo-cross alors que j’aimais bien ça. J’ai fait une préparation un peu différente et je suis arrivé pas trop mal au début de l’année 1996.

J’ai commencé à Bessèges, puis j’ai gagné à Paris-Nice. Cette année-là, j’étais un peu le spécialiste des premières étapes : Paris-Nice, Route du Sud, Midi Libre, Tour de France… En fait, ce que j’aimais dans les premières étapes, je m’en suis rendu compte après, c’était le bordel. Parce que le Tour, c’est une autre dimension, mais les premières étapes, c’est toujours pareil. Il y a un gros bordel dans les sprints, tout le monde a les mêmes consignes, et un mec tout seul là-dedans, il arrive à la ligne plus facilement.

Vous vous débrouillez encore seul à ce moment-là ?

J’avais quelques mecs de temps en temps, qui me remontaient, qui faisaient un bout droit un peu plus costaud… Mais j’ai eu beaucoup de conneries de faites, aussi. J’ai été déposé parfois aux 600 mètres. J’avais mon équipe qui roulait aux dix kilomètres, mais à 600 mètres tout le monde s’écartait, c’était : « Allez, démerde toi. » C’est le contraire de ce que je voulais. Moi je ne voulais quasiment rien, sauf qu’à partir du kilomètre, j’aurais voulu un ou deux mecs. Je pense que j’ai perdu beaucoup de courses à cause de ça. Alors qu’est-ce qu’on faisait ? On disait à Chris Boardman de faire le kilomètre, comme ça il foutait le bordel, et moi ça m’arrangeait. J’aimais ça. Et plus c’était le bordel, avec la route pourrie, les plaques d’égout, un peu d’eau, tout le monde qui frotte, mieux c’était. Je me sentais bien, il n’y a que là que je prenais mon pied en fait.

« En fait, quand on est sprinteur il faut niquer tout le monde. (rires) […] Donc ça se fait par des petits coups d’intox. […] Avec la cocotte de frein, pendant que le mec devant pédale et qu’il ne veut pas s’écarter, on lui touche un peu les fesses. Le mec sent un truc, il suffit qu’il s’écarte de dix centimètres, on passe le guidon et le mec est niqué. Je me régalais là-dedans. »

– Frédéric Moncassin

Comment expliquer que vous préfériez les sprints décousus à un beau sprint bien propre ?

J’aimais bien parce que je n’avais que cette solution. Je n’ai jamais eu un train. Mais j’y prenais aussi du plaisir. Je pense qu’au niveau de l’adrénaline, j’étais au taquet. Quand on passe au kilomètre, tout s’éteint. On ne voit plus qu’une chose, la cassette de la roue libre du mec de devant. On lève un peu la tête pour voir où est la banderole et on se replanque pour ne pas faire d’effort. On surveille qui est autour, quand il y a un mec qui remonte du côté du vent, on met la roue du bon côté pour qu’il continue d’en prendre, pour ne pas qu’il vienne piquer la roue à l’abri. J’ai pris mon pied dans ces arrivées avec des virages, où ça allait vite. Plus il y avait de vitesse, plus c’était bon. C’est le seul truc qui m’a fait prendre mon pied dans le vélo. Avec les courses dans le Nord, oui. Mais après, je me faisais chier.

Le Tour, ce n’est pas une course que j’aimais. On peut dire ce qu’on veut de moi, parce que j’ai un peu une réputation de touriste. Mais quand on est un compétiteur, qu’on part sur une course de vingt-et-une étapes et qu’il n’y en a que six ou sept où on peut faire quelque chose, il n’y a pas d’adrénaline. Or moi, c’est de cette adrénaline que j’avais besoin. Les descentes de col, comme un abruti à travers les bagnoles et les motos, c’était super, je m’éclatais. Les coups de bordure, aussi, ça me plaisait. Mais au Tour de France, je ne sais même pas si c’était des bordures tellement ça roulait vite. Je crois que l’une des étapes les plus dures de ma vie, c’est lors d’une arrivée à Marseille ou Montpellier, je ne sais plus. J’étais dans la roue d’un mec, j’ai dû y rester quatre ou cinq bornes, je voyais sa roue libre et je ne voyais que ça, on était à fond, personne ne s’écartait. Et là-dedans, je ne me suis pas éclaté.

Moi, ce que j’aimais, ce n’était pas la ruse mais… (Il se reprend) En fait, quand on est sprinteur il faut niquer tout le monde. (rires) L’adrénaline, elle est là. Dans un sprint, il faut empêcher les autres de nous piquer la place. Donc ça se fait par des petits coups d’intox. Il faut mettre la roue au bon endroit. Avec la cocotte de frein, pendant que le mec devant pédale et qu’il ne veut pas s’écarter, on lui touche un peu les fesses. Le mec sent un truc, il suffit qu’il s’écarte de dix centimètres, on passe le guidon et le mec est niqué. Je me régalais là-dedans.

Face au plateau de sprinteurs de cette époque là, avec Cipollini, Abdoujaparov et tous les autres, il fallait être encore plus vicelard ?

Non, parce que je n’avais pas le droit… Moi au début, je ne savais pas tout ça, je voyais des mecs qui emmenaient à fond, je me mettais dans la roue de l’équipier et je prenais la place au sprinteur. A Paris-Nice, j’ai piqué la place du mec qui devait emmener Cipollini et il gueulait. Je le comprends, maintenant. Mais sur le coup, moi je regardais le plan d’arrivée, je me disais qu’il fallait virer quatrième au dernier virage, et je virais quatrième, tant pis. (rires) Si le cinquième était un sprinteur avec toute son équipe qui faisait le boulot devant, je me foutais quand même quatrième. Je me faisais pourrir par les Italiens, ils me maudissaient.

« Quand je lève les bras, je m’envole. Et au moment où je lève les bras, je me demande si c’est vrai ou pas. Parce que ce sprint, c’est un sprint de fadas. C’est une étape de folie, moi je passe une journée de dingue. Il y avait des Hollandais sur quatre rangées tout le long pendant 200 bornes, on était arrosés par la bière toute l’étape. »

– Frédéric Moncassin

Après ces premières années, êtes-vous rentré dans le rang, avez-vous accepté les règles ?

C’est ça, après on comprend. Moi il m’a fallu du temps, mais j’ai compris. Et on respecte. Puis on commence aussi à faire ses preuves, alors qu’au début personne ne me connaissait, j’étais un fou. Au fur et à mesure, aussi, on a quelques gars qui viennent vous aider. Ça ne m’est pas arrivé beaucoup, mais ça m’est arrivé. J’ai quand même eu mon idole, Eric Vanderaerden, qui m’a emmené un sprint sur le Dauphiné, et j’ai gagné. Il m’a lancé comme il faut, il a fait le ménage derrière, terrible ! (rires) J’ai gagné et sur la photo on croit que je suis échappé ! (rires) Mais moi au début, je faisais comme j’avais envie.

Vos directeurs sportifs, ils vous recadraient ou vous poussaient à être un voyou ?

Ils ne m’ont jamais rien dit, parce qu’un directeur sportif ne voit pas ce que fait le sprinteur. Quand il arrive dans le bus, nous les coureurs, on y est déjà depuis un moment. Il demande ce qu’il s’est passé, et quand on est là, on raconte à sa façon. De toute façon, un sprinteur qui fait deux, il a déjà des excuses. Alors je n’en parle pas quand il fait trois, quatre, cinq. Mais deuxième, pour un sprinteur, c’est la plus grosse défaite. Après ça s’atténue, ça veut dire qu’on n’a plus les chevaux, ou qu’on a fait des grosses fautes.

En 1996, quand vous arrivez sur le Tour, savez-vous que vous êtes costaud et que vous allez claquer vos étapes ?

Non, pas comme ça quand même. Notamment parce qu’il y avait Cipollini. Ce n’est pas qu’il était imbattable, mais avec son armée… Quand on me parle des trains d’aujourd’hui, quoi qu’on dise, je n’en vois pas un aussi fort que celui de Cipo. Parce que lui pour l’emmener, il n’y avait que des bestioles, des mecs de 1m90, énormes. Moi c’est clair, au kilomètre j’étais déjà dans le rouge et je me disais comment on va faire pour accélérer ? Il restait encore trois mecs devant Cipo. Mais je me disais toujours : tout le monde sera là à la première étape. Et moi je m’adaptais, je prenais les opportunités. Parce que je n’avais rien. Personne, personne ! Donc je faisais mon sprint comme quand on est cadet, minime ou junior, on suit la roue qui va bien et on fait le sprint.

Le jour où je gagne à ’s-Hertogenbosch, aux Pays-Bas, il y avait des gamelles, de la pluie. C’était une galère comme étape, je me suis régalé, j’étais comme un poisson dans l’eau. Il y avait toutes les équipes, pour Cipo, Zabel, Abdou, Blijlevens, Minali, Traversoni, ça roulait plein fer. Il y avait une équipe en ligne, l’autre passait en ligne à côté. Ensuite il y a un virage et moi je vire à la corde. Je n’étais pas si bien placé que ça mais en virant à la corde je me retrouve pas trop mal. En sortie de virage il reste 150-200 mètres, c’est le moment pour que je m’écarte parce que je dois être vers la quatrième place, et là on chope un vent de face, les trois qui étaient devant moi, j’ai senti que ça les freinait. Moi j’ai tout mis pour aller faire une place, je pensais au maillot vert. Et en fait je double, je double, je suis un peu dans l’aspiration et je vais gagner. Là, c’est une délivrance.

Vous décrochez cette victoire après avoir un peu tourné autour, vous vous dites quoi sur le moment ?

C’est une délivrance. C’est quelque chose que j’attendais depuis longtemps, depuis que j’étais tout petit et que je regardais la télévision chez mes grands-parents en vacances. En fait, il y a la première victoire chez les professionnels, moi c’est le GP de Denain, et la première victoire sur le Tour. C’est la même délivrance. Quand je lève les bras, je m’envole. Et au moment où je lève les bras, je me demande si c’est vrai ou pas. Parce que ce sprint, c’est un sprint de fadas. C’est une étape de folie, moi je passe une journée de dingue. Il y avait des Hollandais sur quatre rangées tout le long pendant 200 bornes, on était arrosés par la bière toute l’étape.

« J’ai dit : ‘Lui (Abdou), il dégage.’ Je me suis lancé, j’étais à gauche de la route, je suis allé jusqu’au centre et je lui ai mit un strike. Boooom ! (rires) Je te l’ai sorti de là, à la vitesse où on roulait j’ai entendu une partie de son vélo toucher les barrières, ça a fait ‘Driiiiing’. (rires) »

– Frédéric Moncassin

Cette victoire c’est un déclic, on se dit ça y est, je fais partie des gros sprinteurs ?

Moi je ne me disais pas ça. Au sprint je savais ce que je valais, mais je me disais juste : « Ouais, ok, je suis content. (rires) » Il m’en faut peu pour être heureux, et là je l’étais, c’était tout. Je viens d’une famille de cyclistes. Mes grands-pères étaient cyclistes, ils me suivaient, j’étais leur idole. Et quand je gagne, je pense à eux. Je me dis que j’ai fait quelque chose qui va leur faire plaisir. J’étais super fier pour ça, pour ma famille. Avec mes grands-parents on regardait le Tour à la montagne, on avait vu passer Bernard Hinault avec le maillot jaune et j’avais dit à ma grand-mère : « Tu vois mamie, un jour je l’aurais ça. » Et quand on y est, c’est un rêve qui se réalise.

Parce que justement, deux jours après il y a ce maillot jaune que vous décrochez…

Et ça c’est une histoire de fou. Il ne me manquait rien pour prendre le maillot jaune. Une seconde je crois (Moncassin a en effet une seconde de retard au général avant l’étape de Nogent, ndlr). J’avais fait un prologue pas trop mal, et ça devenait possible. Donc je me dis il faut que je fasse les bonifications. L’étape de Nogent, c’est une des dernières où je pouvais le faire. Alors au briefing, on dit à toute l’équipe qu’il faut faire dans les trois premiers de l’un des sprints intermédiaires ou de l’arrivée. Il y avait quatre possibilités pour marquer une seconde. Mais au moment de la première bonification, il y a six échappées. Et je vais dire ces cons de mecs avec qui je roulais, parce que j’avais une bande… J’en avais toujours un dans l’échappée. Un abruti, là, au lieu d’être avec moi et de rouler pour faire la bonif, il était devant.

Deuxième bonif, pareil, un devant. On ne pouvait pas rouler. Je n’avais que des Picards dans l’équipe et on arrivait en Picardie… Je me disais : « Putain ma seconde, ma seconde… » Il ne restait plus que le sprint d’arrivée pour le faire. Alors là je me suis dit ce n’est pas compliqué : Cipo il va être un ou deux, je prends sa roue et je n’en bouge pas. Le sprint se lance à bloc, il y a l’équipe de Cipo, Zabel, on roule à fond. J’étais dans la roue de Cipo comme prévu, mais dans le dernier virage à droite je vire un peu large et je vais choper une botte de paille avec ma pédale gauche. Je suis limite de me casser la gueule. Et pendant que je fais cette petite manœuvre un peu large, qui vient me piquer la place derrière Cipo ? Abdoujaparov. Je tourne ma tête à droite et je le vois.

« J’étais tellement tendu, j’en voulais à tout le monde… J’avais besoin d’une seconde et personne dans mon équipe ne m’avait aidé. Même Alex Zülle, qui avait le maillot, avait dit qu’il s’en foutait de le garder, il voulait s’en débarrasser. C’était facile, mais personne ne m’aidait. Je n’avais pas une équipe. C’est là que j’ai senti que j’étais tout seul. »

– Frédéric Moncassin

Il m’est revenu en tête le coup des Champs-Elysées, en 1993. Ca m’est revenu à l’esprit en une fraction de seconde. J’ai dit : « Lui, il dégage. » Je me suis lancé, j’étais à gauche de la route, je suis allé jusqu’au centre et je lui ai mis un strike. Boooom ! (rires) Je te l’ai sorti de là, à la vitesse où on roulait j’ai entendu une partie de son vélo toucher les barrières, ça a fait « Driiiiing » (rires). Il n’est pas tombé, mais je l’ai sorti de la roue. Je m’en foutais de le dégager comme ça. C’était Abdou, il y avait 1-0 pour lui depuis 1993, il fallait que je lui rende, que je remette un point. Alors ensuite le sprint démarre, Zabel lance à 350 mètres et il gagne l’étape comme un cheval, il était super fort. Moi je reste collé à la roue de Cipo. Il fait deux et je fais trois.

Vous rendez-vous compte tout de suite que vous êtes troisième et que c’est bon pour le maillot jaune ?

Oui, tout de suite, en passant la ligne. Et là encore, c’est la délivrance. J’étais tellement tendu, j’en voulais à tout le monde… J’avais besoin d’une seconde et personne dans mon équipe ne m’avait aidé. Même Alex Zülle, qui avait le maillot, avait dit qu’il s’en foutait de le garder, il voulait s’en débarrasser. C’était facile, mais personne ne m’aidait. Je n’avais pas une équipe. C’est là que j’ai senti que j’étais tout seul. Donc je prends le maillot et après l’arrivée Abdou vient me voir quand même. « Hey, Fred ! », il commence à gueuler. Je lui ai dit : « Ecoute, ta gueule. Ça c’est pour ce que tu m’as fait aux Champs-Elysées en 1993. Maintenant il y a 1-1. » (rires)

Il s’en rappelait ?

Il ne s’en rappelait pas et je ne sais même pas s’il a compris, parce qu’il ne parlait pas un français parfait. (rires) Mais je m’en foutais, j’étais super énervé. J’en ai pleuré tellement j’étais au taquet. Nerveusement, c’était super dur, je courais après ce maillot depuis deux ou trois jours, et pour dormir c’était compliqué. J’admire les grands champions du Tour, Froome, Armstrong, qui ont le maillot des jours et des jours. Moi je l’ai eu une journée, mais j’ai voulu le prendre un peu avant et je n’arrivais pas à dormir. Je n’étais pas comme eux, j’étais un coureur simple donc ça me foutait une pression.

Le soir où vous l’avez eu, il s’est passé quoi ?

Alors mon épouse était picarde, j’avais les beaux-parents et des amis qui étaient là. Donc évidemment j’ai fait d’abord toutes les interviews avec les journalistes, le truc qui va bien avec le maillot jaune, c’est énorme. Je n’avais pas pu signer non plus mon contrat avec mes lunettes, alors que j’adorais les Oackley que j’avais : le soir même, ils étaient à mon hôtel. J’avais tout. Je buvais des pots avec tout le monde. Je l’ai savouré comme si c’était le dernier jour. (rires) Presque comme un troisième mi-temps. (rires)

Et le lendemain au briefing, j’ai mis les choses au point. J’ai dit aux gars de l’équipe : « Vous êtes tous des enculés ! (rires) Je pense que vous êtes des jaloux, vous ne m’avez pas aidé à prendre ce maillot jaune. L’oseille on va le partager, il n’y a pas de souci, mais c’est moi qui l’ai gagné et je l’ai gagné tout seul. » Il y avait Roger Legeay, le manager, il était un petit peu emmerdé parce que pour un briefing où on avait le maillot jaune, ça avait jeté un petit froid. Mais je n’en avais rien à branler, j’avais ça sur le cœur et il ne fallait pas. Je suis comme ça. C’était mon maillot, pas celui de l’équipe.

« (Après ma victoire à Bordeaux), je me dis là c’est bon, les Champs je vais les tordre terrible  sic). Parce que j’avais des jambes, à Bordeaux je n’avais pas forcé. Mais je pense que j’ai été un peu trop confiant. […] J’étais arrivé sur les Champs en me disant je vais les plier en deux, tranquille. »

– Frédéric Moncassin

Ca a été compliqué d’enchaîner ?

(Sourire) Non, parce que le lendemain on a encore eu un scénario de fou. On voulait défendre le maillot, en plus c’était la dernière étape de plaine et après c’était le chrono, donc je savais que je l’avais encore pour maximum une journée. Et là, un coup part, on a Stéphane Heulot dedans, qui est en plus le mieux placé au général. Il était champion de France et je l’aimais bien, pour le coup. Alors tout le monde compte sur nous pour défendre, on fait un peu semblant puis on lâche. Le coup sort, on sait qu’on reprend le maillot derrière, et moi, si je fais une place au sprint je chope le maillot vert, ce que je fais. On était au top.

Ce maillot vert, vous le gardez jusqu’à la mi-course. Quand on l’a, on se sent vraiment « meilleur sprinteur » ?

Pour moi, le meilleur sprinteur, c’est celui qui gagne le plus d’étapes. Le maillot vert, c’est autre chose. C’est le sprinteur le plus régulier dans l’ensemble des sprints du Tour. On a vu des mecs remporter le maillot vert sans gagner d’étape. On peut dire aussi que c’est le sprinteur qui grimpe le mieux. Zabel par exemple il passait les bosses. Quand je le perds en 1996, c’est à Gap, où Zabel bascule et remporte l’étape. Moi je n’ai pas basculé et il me prend 35 points. C’est pratiquement l’écart qu’on a à l’arrivée du Tour (il y a en fait 51 points d’écart à Paris, ndlr)…

Vous regagnez en fin de Tour à Bordeaux, vous vous y attendiez ?

On avait passé les Pyrénées où j’avais tous mes potes, on était un peu chez moi, je voyais mon nom écrit dans les cols, ça me faisait plaisir. Puis on arrive à Hendaye et je me dis pourquoi pas. J’avais fait une croix sur le maillot vert, mais j’avais dit au briefing que je voulais l’étape. Du coup, je dis aux gars que je vais faire la première bonification pour me tester, et voir à partir de-là. Je fais donc le sprint, pas à fond, mais Zabel me saute sur la ligne. Il me nargue un peu, il me regarde. Sauf que moi j’avais bien relâché, donc je vais voir les autres et je leur dit : « Bon les mecs aujourd’hui, c’est bon, je gagne. J’ai les jambes, j’ai pas forcé, nickel. » Après ça je ne fais plus rien, pour les deux autres bonifs je reste dans le peloton, je fais tourner les pattes, sans braquet.

Au kilomètre, Boardman attaque, tout se passe comme prévu, on fout le bordel. Il y a aussi moins d’équipes qu’en début de Tour, Cipollini n’est plus là notamment. Il restait la Telekom pour Zabel, alors je me mets dans sa roue. Je m’écarte à un moment, je vois la banderole un peu loin, je me recache. Je le laisse faire un peu, je m’écarte une nouvelle fois, je vois la banderole et je me dis c’est bon. Je mets un coup de gaz et je passe. Quand on le voit en vidéo ça prend du temps, mais je l’ai vraiment fait comme je voulais. C’est le sprint le plus facile de ma carrière.

Avec ça, vous vous dites que les Champs-Elysées, c’est pour vous ?

Oui. Trop facile. Je me dis là c’est bon, les Champs je vais les tordre terrible (sic). Parce que j’avais des jambes, à Bordeaux je n’avais pas forcé. Mais je pense que j’ai été un peu trop confiant et je suis tombé sur un Baldato qui n’avait pas gagné une étape du Tour, qui était mort de faim et qui vient me tordre. J’ai fait mon sprint sans me foutre trop de pression alors que moi j’aimais me la mettre. J’étais arrivé sur les Champs en me disant je vais les plier en deux, tranquille.

« Il y a une fois un mec qui m’a fait une crasse dans un sprint, c’est Rolf Aldag. Je lui ai mis un coup de tête et je lui ai pété le nez à l’arrivée. Parce qu’on ne peut pas faire ça. On roule à 70 km/h, envoyer les mecs dans le décor ça ne se fait pas. »

– Frédéric Moncassin

Vous avez terminé deux fois deuxième sur les Champs. Ça reste comme un regret pour vous ?

Oui. Moi j’ai trois regrets dans ma carrière, mais des gros. Les Champs-Elysées, un Paris-Roubaix et un titre de champion de France. C’est ce qui me manque. Aux championnats de France j’ai fait une fois deuxième, c’est dommage, j’aurais aimé porter ce maillot bleu-blanc-rouge. Les Champs pareil, j’ai fait deux fois deuxième.

Vous dites souvent que vous étiez un voyou dans les sprints, c’était encore le cas en 1996 ?

Je pense que oui. Mais un voyou un peu plus reconnu. Parce qu’un voyou qui n’est pas reconnu et qui ne gagne pas, on le dégage et il ferme sa gueule. C’est comme ça, c’est la loi du peloton. Le mec qui frotte, s’il ne gagne pas après, il se fait dégager par tellement de monde que psychologiquement il en prend un coup et il ne peut plus y aller. Même s’il a les chevaux. C’est pour ça que je dis toujours aux jeunes qu’il faut insister, parce qu’à un moment ça passe. Une fois qu’on a gagné et qu’on a fait ses preuves, les mecs qui gueulent il y en a beaucoup moins. Ils se disent c’est bon, lui c’est un voyou mais parfois ça marche, c’est sa façon de faire.

Pour prendre le maillot jaune vous avez cet accrochage avec Abdoujaparov, mais avez-vous déjà fait une crasse à un autre sprinteur ?

Non, jamais. C’est trop dangereux. Je l’ai fait à Abdou parce que j’étais tellement tendu et il m’avait tellement gonflé trois ans avant que je devais lui rendre quelque chose. Mais après, jamais je ne l’aurais fait. Il y a une fois un mec qui m’a fait une crasse dans un sprint, c’est Rolf Aldag. Je lui ai mis un coup de tête et je lui ai pété le nez à l’arrivée. Parce qu’on ne peut pas faire ça. On roule à 70 km/h, envoyer les mecs dans le décor ça ne se fait pas.

Après ce Tour 1996, vous ne gagnerez plus d’étape sur le Tour…

En fin de saison 1996, j’ai été aux Jeux Olympiques d’Atlanta. Là-bas, j’avais presque atteint mon rêve de coureur cycliste. J’avais été sur le Tour, j’avais gagné des étapes, porté le maillot jaune, le maillot vert, et en fin d’année je fais les JO. Toute ma jeunesse j’en avais entendu parler par mon grand-père, j’étais super fier. Alors après ça j’avais besoin d’autre chose et je me suis mis en tête de gagner une classique, je voulais remporter Paris-Roubaix. J’ai donc changé un peu ma manière de faire, je ne faisais plus mes petits sprints derrière le scooter, je rallongeais mes sorties, je faisais un entraînement plus foncier. Du coup en 1997, je faisais quelques places mais je ne gagnais pas : deuxième du Tour des Flandres, devant à Paris-Roubaix, des bons résultats mais pas de victoire. Je faisais beaucoup deuxième d’ailleurs, et ça me rendait un peu nerveux de ne pas gagner, de ne plus avoir la recette.

Vous restiez en fait un sprinteur, et ne pas gagner était un problème ?

Oui, ça n’est pas bon. A chaque départ de course je me disais : « Bon, aujourd’hui il faut que je gagne alors comment je fais. Je suis untel, je fais ci, je fais ça. » On se pose plein de questions, on se met cinquante scénarios dans la tête mais il n’y a rien qui marche, parce que ça se fait à l’instinct. Quand on se fait des schémas on est mort. Il n’y a pas de schéma dans un sprint. Il y a tellement de merdes qui arrivent. En plus dans l’équipe Gan on avait Henk Vogels et Stuart O’Grady qui allaient vite aussi. Ils voulaient tous être sprinteurs. Donc ça merde un peu à Paris-Nice, ils n’arrivent pas à m’emmener. Ils étaient un peu comme moi quand j’emmenais Abdoujaparov, ils n’avaient pas envie de le faire. Du coup on a décidé de courir chacun pour sa gueule et on faisait n’importe quoi. Moi je continue de faire deuxième mais je ne gagne pas. Je pense que j’avais un peu perdu au sprint en préparant les classiques, j’étais moins explosif. Je n’étais pas devenu un coureur de classiques parce que je n’avais pas le moteur, mais j’avais perdu ma petite étincelle au sprint.

« (En 1998), on est arrivés près de la maison, je n’étais pas super bien, j’avais encore mal au dos, il y avait ces histoires à la con. Alors j’ai monté le Tourmalet, et dans la descente il y avait un peu de brouillard, je me suis mis à plat ventre et je suis rentré à la maison (rires). Voilà, je les ai laissé dans leur merde, tous (rires). Je n’ai pas peur de le dire maintenant. (rires) »

– Frédéric Moncassin

En 1998, pour votre dernier Tour de France, vous êtes même diminué, gêné par une douleur au dos…

C’est un peu comme l’année précédente, je ne gagne pas trop de courses alors que je suis pas mal. Je fais troisième à Milan-Sanremo, cinquième à Paris-Roubaix. Et puis avec ça je me retrouve deuxième au classement de la Coupe du Monde, qui existait à l’époque. Donc l’équipe me demande de faire l’Amstel, alors que normalement je coupais après Roubaix. Ils me disent on ne sait jamais, tu pourrais passer et faire un truc. Mais je ne suis pas passé, j’en avais plein le cul. Il fallait que je coupe. Mais j’ai enchaîné rapidement, j’ai repris aux Quatre jours de Dunkerque, et dans une bordure, je me prends une grosse boîte où je me fais mal au dos. Après ça, c’est parti en couilles. J’avais mal au dos tout le temps, je ne suivais plus mon programme, je devais décaler. Du coup, j’arrive sur le Tour moyen.

Vous savez du coup que ce n’est pas un Tour pour vous ?

Je le savais oui… Mais l’équipe m’y met quand même. Et dans les premiers sprints, sachant que je n’étais pas top, là où il fallait que je garde ma place et où avant je ne lâchais rien, là je tournais la tête, je voyais Zabel ou Blieljevens et j’ouvrais la porte. Je ne fermais plus, j’étais moins hargneux, moins méchant. Et bêtement aussi, j’avais peur des barrières, alors qu’avant je ne les voyais pas. Donc j’ai fait des places de quatre, au mieux. Mais des places de quatre de merde. Je n’avais pas le jump pour aller gagner et je les faisais à l’arrache. J’aurais dû faire dix et comme j’étais sprinteur je remontais quatre, mais c’est des places que j’ai été chercher en frottant, c’est tout.

Comment le vit-on quand on joue la victoire sur les sprints deux ans avant, et qu’on se retrouve au second rang ?

Je sentais que j’étais diminué au lieu d’avoir progressé. Je n’étais plus assez hargneux, et je m’étais habitué à l’équipe je pense. J’ai eu le tort de ne pas partir. Pour me relancer, il aurait fallu que j’aille ailleurs, retrouver des nouveaux objectifs. Là, j’étais tombé dans la monotonie. Fred on ne l’engueulait pas, tout allait bien. Mais ce n’était pas bon. Et puis 1998, on tombe dans l’affaire Festina. C’était une merde ça… Quand ça sort et que le mec à la télévision dit que tout le monde fait pareil, j’ai des grands-parents qui se disent : « Attends, notre petit Fred il fait ça aussi ? » Moi je chope la honte.

On nous prenait pour des voyous. Moi je devenais agressif, j’avais même dit à un journaliste : « Virenque c’est un trou du cul. » Je ne suis pas un vrai calme, le premier qui me cherchait des noises il prenait mon poing dans la gueule. Il y en a un qui m’attendait pour me poser des questions, j’ai explosé une caméra. Ça me gonflait, on ne nous parlait plus de vélo. Il y avait une ambiance de merde. Je suis passé d’une atmosphère où quand on était tous à table on rigolait, on était des enfants, à rire de conneries, de tout, à la tristesse, parce que les mecs étaient tous inquiets. (rires) Sur la Vuelta 1998, j’étais avec Olivier Perreaudeau, on était morts de rire en voyant à table tout le monde qui était inquiet. Mais inquiet terrible ! (sic) On a fait des crises de fou rires dans les restaurants où il y avait quatre ou cinq équipes. (rires)

« Tout le monde critiquait Cipollini à mon époque, parce qu’il gagnait ses étapes et il se barrait. Moi je ne l’aimais pas Cipo, parce qu’il était arrogant. Mais c’était un coursier. C’était un champion qui avait envie de gagner, et quand il savait qu’il n’avait pas sa chance, il se barrait. »

– Frédéric Moncassin

Ce Tour 1998, d’ailleurs, vous n’allez pas au bout…

C’est cette ambiance qui me manquait, et j’ai dit je me casse. Et je peux le dire maintenant, comment je suis parti. J’en ai chié un peu pas loin de chez moi, dans le Gers. Il faisait chaud, je n’avais pas envie, ça me gonflait cette ambiance de merde. On est arrivés près de la maison, je n’étais pas super bien, j’avais encore mal au dos, il y avait ces histoires à la con. Alors j’ai monté le Tourmalet, et dans la descente il y avait un peu de brouillard, je me suis mis à plat ventre et je suis rentré à la maison. (rires) Voilà, je les ai laissé dans leur merde, tous. (rires) Je n’ai pas peur de le dire maintenant. (rires)

De toute façon je n’aimais pas le Tour de France parce que quand on est au départ, il y a tellement de jours où on part pour prendre une branlée… Les chronos, les Alpes, les Pyrénées, je prenais des branlées… On est coursier, entraînés, on va sur la ligne de départ et on te dit : « Aujourd’hui, tu as le droit à 35 minutes dans la gueule. » Moi ça ne me boostait pas, ça. Je me disais : pourquoi j’y vais ? Tout le monde critiquait Cipollini à mon époque, parce qu’il gagnait ses étapes et il se barrait. Moi je ne l’aimais pas Cipo, parce qu’il était arrogant. Mais c’était un coursier. C’était un champion qui avait envie de gagner, et quand il savait qu’il n’avait pas sa chance, il se barrait.

Cipollini, c’est celui qui vous impressionnait le plus parmi vos rivaux ?

Il m’impressionnait oui. Parce qu’il était costaud. Au briefing, on disait : « On prend la roue de Cipo. » C’est parce qu’on ne pouvait rien faire d’autre. Moi j’avais des gars dans l’équipe, ils faisaient 1m65, ils ne se mettaient même pas à côté quand ça roulait à bloc à 5 kilomètres de l’arrivée. Donc je me mettais dans sa roue, son équipe emmenait à bloc, il lançait, je prenais trois mètres dans la gueule, et le temps qu’il lève les bras, parce qu’il se relevait à 50 mètres de la ligne, je revenais dans la roue parce que j’étais un peu aspiré. S’il ne se relevait pas, il nous collait trois vélos.

Il avait pris un ascendant psychologique sur vous ?

Non, parce que chaque matin sur la ligne de départ, je partais en me disant qu’il pouvait y avoir un problème. Je me disais aujourd’hui ce n’est pas sûr qu’il dispute le sprint, il pouvait prendre une gamelle, faire une erreur. Il en faisait peu mais ça arrivait. Il était battu parfois.

Et vous, après vos victoires de 1996, sentiez-vous que vous aviez un ascendant sur certains ?

Non, je ne pense pas. On n’est pas là-dedans. Il ne faut pas. Dans les premiers sprints du Tour, c’est une loterie tous les jours. L’ascendant psychologique, je pense que Sagan aujourd’hui peut le mettre, parce qu’il passe partout. Mais nous, à part Zabel, on était tous pareil, des vrais sprinteurs. Donc on se demandait qui allait faire le meilleur sprint. Franchement, il ne fallait pas se focaliser sur un mec, il fallait s’occuper de soi-même parce que tout pouvait se passer autour de nous. Sur les photos du Tour à cette époque, il y a du sprinteur… Et je ne pense pas avoir pris un ascendant psychologique parce que les mecs me connaissaient. Certains ont même dû se dire : « Bon, lui, c’est un coup de cul. » C’est possible. Parce que je n’arrivais pas à gagner les années d’avant.

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