Entre 2003 et 2005, Alessandro Petacchi remporte 19 étapes du Giro. Monumental. Au sommet de son art, le Ligurien gagnera même neuf fois en une seule édition, en 2004, pour entrer dans la légende. Rarement un coureur n’avait autant dominé le sprint mondial, même si le règne d’Ale-Jet sera vite interrompu à cause d’une mauvaise chute et d’un genou fracturé dont il ne reviendra jamais vraiment. Quinze ans après la plus belle période de sa carrière (37 victoires en trois ans sur les grands tours), le voilà consultant pour la Rai, les souvenirs encore frais. Sa bagarre avec Robbie McEwen, ses moments de faiblesse alors qu’il marche sur l’eau, l’Italien de 44 ans n’en a rien oublié. Pendant une demi-heure, il s’est confié à la Chronique du Vélo. Entretien.

Sur le Giro 2004, vous gagnez neuf étapes. Vous rendez-vous compte à quel point c’est une performance exceptionnelle ?

Oui, c’était incroyable. J’ai gagné neuf étapes en dix sprints. Je n’ai perdu qu’une seule fois, et pour trois petits centimètres. Cette année-là, mon équipe était très forte, axée uniquement autour du sprint. Nous n’avions qu’un seul coureur pour le général, Dario Cioni, qui était arrivé 4e à Milan. C’était incroyable. Je faisais des très bons sprints tous les jours. Tout le monde voulait prendre ma roue dans les derniers kilomètres, mais je m’en sortais toujours.

Sur le moment, vous réalisiez ce que vous faisiez ?

Oui, je réalisais. Je savais à quel point c’était difficile de gagner sur un grand tour. Vous pouvez gagner deux, trois étapes, mais c’est déjà beaucoup. Alors davantage, c’est vraiment incroyable. On le voit cette année, Viviani a gagné les deux premiers sprints, puis il a perdu le troisième. Mais en 2003 et 2004, j’étais à un niveau incroyable. Neuf étapes sur un Giro, c’est un record (Binda a en fait remporté 12 étapes en 1927, ndlr). Je n’ai perdu qu’un seul sprint, en faisant une erreur. Je n’étais pas loin de gagner dix étapes en un seul Giro.

Justement, que vous êtes-vous dit lorsque vous perdez votre seul sprint cette année-là, face à Fred Rodriguez ?

La ligne d’arrivée était légèrement en montée. J’avais donc attendu un peu plus que d’habitude. Aux 200 mètres, je n’étais pas parti, je m’étais dix qu’avec le faux-plat, ce serait trop long. Dans ma tête, je voulais attendre les 180 mètres, mais Rodriguez a démarré avant moi et pris un avantage de quelques mètres. J’ai donc lancé mon sprint de derrière, et j’avais besoin de plus de temps pour atteindre ma vitesse maximale. Je suis revenu mètre après mètre, mais j’ai finalement perdu pour deux ou trois centimètres à la photo-finish. Je pensais pourtant avoir gagné, mais non.

Etiez-vous déçu de cette défaite ?

Non, ça allait. Ce n’était pas le dernier sprint du Giro, il en restait beaucoup avant l’arrivée. J’ai d’ailleurs gagné à Milan avec le maillot cyclamen, ce qui était mon objectif.

« Quand Robbie prenait ma roue, je n’étais pas sûr de gagner. Je savais que si je faisais une toute petite erreur, il allait en profiter et gagner. C’était certain. […] Il était incroyable, le meilleur à cette période. Pour moi, c’était mon plus gros rival. »

Alessandro Petacchi

En 2004, Fabio Baldato n’était pas là et Mario Cipollini, dans une mauvaise année, a rapidement abandonné. Ca vous a mis plus de pression, en tant que sprinteur italien numéro un ?

C’est normal d’avoir la pression, surtout quand vous êtes un coureur italien qui vient sur le Giro. En plus à l’époque, je roulais dans une équipe italienne, avec des sponsors italiens… C’était très important pour l’équipe de faire un bon Giro, et j’avais énormément de responsabilités. C’était beaucoup de stress, mais c’est le travail. J’ai pris mes responsabilités. Mon problème, en fait, était en dehors de la course. Une fois que l’étape était lancée, je parlais avec mes coéquipiers et tout allait bien. Mais avant et après, tout le monde parle de vous et je n’aime pas ça.

En 2003 puis en 2005, Robbie McEwen vous a battu quelques fois au sprint. Mais pas en 2004, pourquoi ?

Je ne sais pas. J’avais un gros respect pour Robbie, il était très fort. Quand il prenait ma roue, je n’étais pas sûr de gagner. Je savais que si je faisais une toute petite erreur, il allait en profiter et gagner. C’était certain. Avec Zabel ou d’autres, j’étais davantage confiant. Mais pas avec Robbie. Il changeait toujours quelque chose dans le final. Il pouvait démarrer tôt, il pouvait attendre le dernier moment. Il était incroyable, le meilleur à cette période. Pour moi, c’était mon plus gros rival.

Mais cette année-là, vous étiez trop fort pour lui…

Oui. Je me rappelle d’une étape qui arrivait à Trévise, c’était la dernière de Robbie sur le Giro, après il avait prévu d’abandonner pour préparer le Tour de France. Il voulait donc vraiment gagner cette étape. Mais Trévise était la ville de notre sponsor, Fassa Bortolo, donc c’était aussi très important pour l’équipe de s’imposer là-bas. L’étape était longue, plus de 200 kilomètres. Je pense que ce jour-là, Robbie a discuté avec un autre coureur australien, Bradley McGee il me semble. McGee a démarré très vite à 500 mètres de l’arrivée, mon dernier coéquipier a dû se mettre à bloc pour le suivre.

C’était la stratégie de Robbie, il voulait que je démarre mon sprint très tôt, ce qui allait être difficile après une si longue étape, surtout avec lui dans la roue. Mais j’ai très bien mené mon sprint, dans les 150 derniers mètres je me rappelle avoir dépassé les 72 km/h. Robbie, après l’étape, est venu me voir et m’a dit : « Tu es phénoménal, j’ai essayé mais c’était impossible. » Il voulait gagner au moins une étape, mais ce jour-là, j’étais très fort.

Comme vous en 2003, McEwen a tenté de gagner une étape sur les trois grands tours d’une année, sauf que lui n’y est pas parvenu. Pensez-vous que c’est encore possible aujourd’hui ?

Je pense, oui. Un coureur comme Sagan pourrait le faire sans problème. Mais moi, j’avais gagné énormément. Six étapes sur le Giro, quatre sur le Tour et cinq sur la Vuelta. Partout, j’avais gagné au moins quatre étapes. Peut-être qu’aujourd’hui c’est trop difficile de refaire pareil. En revanche remporter une étape sur chaque grand tour, c’est possible, c’est sûr. Sagan peut le faire, Gaviria aussi sans doute.

Quand vous avez réalisé cet exploit en 2003, était-ce un but dès le début de saison ?

Non, pas du tout. Déjà quand je suis allé sur le Giro, personne ne pouvait imaginer que je remporterais six étapes. Je n’ai d’ailleurs pas terminé parce que j’avais chuté en dernière semaine, mais j’étais allé à Milan pour saluer toute l’équipe. A ce moment-là, le manager, Giancarlo Ferretti, m’a dit : « Pourquoi tu n’irais pas sur le Tour ? » Il me disait que je pouvais y gagner une étape. Moi j’avais chuté, je ne me sentais pas trop d’y aller, mais au bout de dix jours, je lui ai finalement dit que c’était d’accord.

« Après 2004, je n’ai pas fait le Tour pendant plusieurs années et quand je suis revenu en 2010, j’étais dans un état d’esprit complètement différent qui m’a permis de remporter le maillot vert. Je me suis rendu compte qu’avant j’étais stupide. »

Alessandro Petacchi

Simplement, je n’étais pas assez fort mentalement à ce moment-là. J’ai donc été sur le Tour, j’ai remporté quatre étapes puis j’ai abandonné. A ce moment-là, je pensais ma saison terminée. Puis pendant le Tour, je me suis posé la question : mon programme, au début d’année, devait être Giro-Vuelta, alors pourquoi ne pas aller sur la Vuelta pour essayer de gagner sur chaque grand tour ? J’ai appelé Ferretti pour lui demander, je voulais être sûr de ne pas prendre la place de quelqu’un d’autre. Il était d’accord, donc j’y suis allé. En première semaine, je n’étais pas assez fort, je souffrais dans les montées. Mais j’étais très rapide, j’ai gagné au bout de trois jours et ensuite j’ai voulu terminer. J’ai gagné cinq étapes jusqu’à Madrid.

Avec le recul, on se dit que vous auriez pu gagner encore plus sur le Tour…

J’aurais pu terminer le Tour, mais je n’étais pas assez fort dans la tête. D’ailleurs, je ne suis revenu sur le Tour que six ans plus tard (il y est en fait revenu en 2004, avant de faire une pause jusqu’à 2010, ndlr). Et aujourd’hui je peux dire que c’était une erreur, parce que le Tour est le Tour. J’aurais dû venir plus souvent dans ces années-là, mais à chaque fois je voulais faire Milan-Sanremo, le Giro, puis me reposer avant la Vuelta. Quand j’y repense, j’aurais pu enchaîner chaque fois Giro, Tour et Vuelta sans problème, à condition de ne pas courir beaucoup entre chaque.

Vous regrettez d’avoir abandonné en 2003 ?

Aujourd’hui en tout cas, je resterais. A Sedan (lors de la deuxième étape, ndlr), quand Baden Cooke a gagné, je me suis laissé lâcher bêtement dans les derniers kilomètres. Si j’étais resté dans le peloton, après ma victoire à Lyon quelques jours plus tard, j’aurais pris le maillot jaune grâce aux bonifications. Tout ça, c’était parce que je n’étais pas bien mentalement. Je ne voulais pas être à bloc tous les jours, durant toute l’étape. Après ça, je n’ai pas fait le Tour pendant plusieurs années et quand je suis revenu en 2010, j’étais dans un état d’esprit complètement différent qui m’a permis de remporter le maillot vert. Je me suis rendu compte qu’avant j’étais stupide.

Vous avez énormément gagner lors de vos années chez Fassa Bortolo, et beaucoup moins après. Qu’est-ce qui a changé ?

Mon gros problème a été ma chute sur le Giro en 2006, où je me suis cassé le genou. Ma carrière a complètement changé à partir de ce moment-là. J’ai eu de gros problèmes pendant un an, je ne pouvais plus sprinter comme avant, j’ai dû beaucoup travailler, pendant un an et demi, pour revenir à 95 %. Sauf que dans les sprints, vous devez être à 100 %.

« En 2007, quand je suis revenu sur le Tour du Qatar, j’ai perdu trois fois au sprint contre Tom Boonen. L’année précédente, j’avais gagné facilement. J’étais mal, en colère aussi parce que je ne comprenais pas pourquoi mes jambes ne marchaient pas bien. »

Alessandro Petacchi

Vous n’êtes jamais redevenu aussi rapide ?

Non… J’avais parfois des douleurs dans le genou, au dos aussi. Le genou, ce n’est pas comme la clavicule, ça reste toujours un peu. En 2007, quand je suis revenu sur le Tour du Qatar, j’ai perdu trois fois au sprint contre Tom Boonen. L’année précédente, j’avais gagné facilement. J’étais mal, en colère aussi parce que je ne comprenais pas pourquoi mes jambes ne marchaient pas bien. J’avais besoin de temps. J’ai arrêté de courir, j’ai fait de la musculation pour devenir plus fort. Je suis revenu ensuite sur le Giro, j’ai gagné cinq étapes, mais ma condition n’était pas optimale comme les années précédentes.

Même en 2010, vous n’étiez pas au top ?

Je n’étais pas aussi fort, non. J’étais rapide, mais pas comme avant. J’avais en revanche beaucoup d’expérience, et j’étais sans doute plus résistant. Sur le Tour j’ai su prendre des points chaque jour, surtout en première semaine, mais je n’ai gagné que deux étapes, pas cinq.

Pour parler du sprint d’aujourd’hui, pensez-vous que Viviani peut enfin être celui qui prend votre succession, à vous et Cipollini ?

Viviani est devenu plus fort que ces trois dernières années. Avec la Sky, c’était une autre mentalité, axée sur les classements généraux, alors que Quick-Step est l’équipe parfaite pour lui. Tout le monde travaille pour les sprints, il a des coureurs d’expérience autour de lui. Il a changé un peu, lui aussi. Il a déjà gagné huit fois cette saison. Alors peut-être qu’il n’est pas le meilleur sprinteur du monde aujourd’hui, mais il est très costaud.

Pensez vous qu’il peut devenir le meilleur, où il sera toujours battu par Gaviria, Kittel et quelques autres ?

Je pense que Viviani n’est pas aujourd’hui le meilleur sprinteur du monde. Gaviria, lui, est encore un peu jeune, mais il sera sûrement le meilleur dans deux ou trois ans. Quant à Kittel, il est par moments le meilleur du monde mais il n’est pas constant. Je pense aussi que Groenewegen va devenir très fort, même s’il est encore jeune.

Qui vous impressionne le plus ?

C’est difficile à dire. Parfois Gaviria, parfois Groenewegen, parfois Sagan même s’il n’est pas juste un sprinteur. Mais je dirais que Gaviria est peut-être encore un peu plus costaud dans les montées. Il peut jouer la victoire sur une course comme Milan-Sanremo, ce ne sera peut-être jamais le cas de Groenewegen. Mais je pourrai répondre à cette question après le Tour. C’est là-bas que tout le monde sera au top et que l’on pourra voir qui est le meilleur.

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