Tour d’Italie 2011. À 32 ans, John Gadret s’apprête à vivre les trois semaines les plus formidables de carrière sur route. En montagne, le Français se fait une place au milieu des Contador, Nibali, Menchov, Scarponi ou Rodriguez. Il s’offre même une victoire d’étape prestigieuse, à la pédale, à Castelfirado. Un succès notamment dédié à Wouter Weylandt, tragiquement décédé en course quelques jours plus tôt, et des moments de partage avec son équipe comme avec ses adversaires, à l’image de l’attachant et regretté Michele Scarponi. Troisième du classement général final, après déclassement d’Alberto Contador, le grimpeur et cyclo-crossman se rappelle de presque tout. Il raconte, pour la Chronique du Vélo, ses plus grands souvenirs liés au Tour d’Italie.

Le premier grand tour auquel vous participez c’est le Tour d’Italie. Pourquoi celui-là ?

J’ai débuté dans une équipe belge (Chocolade Jacques-Wincor Nixdorf), donc je n’avais pas le choix dans les grands tours. On ne faisait que le Tour d’Italie. La première fois où je l’ai fait, je suis tombé amoureux. C’est pourquoi j’y suis allé à de nombreuses reprises ensuite.

Vous passez professionnel fin 2003, vous courez le Tour d’Italie début 2004. N’était-ce pas un peu précipité ?

C’est vrai que c’était peut-être un peu trop tôt. Mais il fallait bien commencer à un moment. C’est sûr que ce n’était peut-être pas la meilleure façon d’aborder un grand tour. J’ai découvert ce que c’était, même si je ne suis pas resté longtemps. J’ai dû abandonner au bout d’une semaine (4e étape, ndlr). C’est un peu décevant pour son premier grand tour. Il faut dire aussi que dans le temps, on ne calculait pas les courses comme maintenant, où on a vraiment un programme bien défini. Donc j’y suis allé, c’est comme ça.

Comment se sent-on au moment d’aborder sa première course de trois semaines ?

Je me sentais comme un néophyte. Je partais pour trois semaines où je savais que je n’allais pas toujours être en forme sur le vélo. Ça a été vraiment difficile. Je ne pense pas que ça m’a lâché au niveau physique, c’était davantage mental. Comme je l’ai dit, j’étais dans une équipe belge à l’époque. Le soir, j’étais le seul coureur français, avec que des Flamands et des étrangers (en fait, Florent Brard était aussi présent, ndlr). Je ne parlais pas un mot d’anglais, donc c’était difficile. Je pense que c’est une des raisons pour laquelle j’ai abandonné ce Tour d’Italie. Je sentais bien qu’à table, le soir, c’était de plus en plus difficile pour moi. Puis la fatigue est arrivée, ce qui n’a pas arrangé les choses. J’ai préféré rentrer chez moi pour que le moral revienne. Pour moi, ce premier Tour d’Italie est oublié.

Gadret se permet d’attaquer les grands favoris de ce 94e Giro – Photo RCS

En 2006, vous êtes une deuxième fois champion de France de cyclo-cross et vous commencez à montrer des aptitudes en montagne lors de ce Giro. Est-ce une discipline qui vous a aidé ?

Ça m’a énormément aidé. D’abord parce que si je n’avais pas performé en cyclo-cross, je ne serais jamais passé professionnel sur route. Si cette équipe belge n’était pas venue me prendre, je serais resté en cyclo-cross. En France, j’avais cette étiquette de cyclo-crossman. À cette époque, on ne voulait pas entendre parler de la discipline. Ce qui est vraiment dommage. Quand on voit qu’aujourd’hui, les cyclo-crossmen sont quasiment les meilleurs routiers, ça me fait doucement rire.

Pour ma part, ça m’a servi parce que j’avais la fibre du grimpeur. Je compare un peu une montée de col à un cyclo-cross, parce que c’est un peu le même effort. Je m’en suis servis dans ma carrière sur route, c’est sûr. Chacun dans son domaine, ça aide. Steve Chainel, c’est un puncheur et en cyclo-cross, son punch lui servait dans toutes les relances.

Ensuite, vous revenez sur le Giro en 2010. Vous terminez 13e, lors d’une grande édition qui plus est. Qu’est-ce que vous vous dîtes au sortir de ce Giro ?

C’était la course que je préférais, qui me faisais le plus rêver. Même si j’adorais le Tour de France également. Quand je suis sorti de ce Tour d’Italie, je me suis dit : « Il y a quelque chose à faire. Pourquoi ne pas continuer ? » Je restais la tête sur les épaules tout de même, ça restait une course de trois semaines. Ensuite, j’ai commencé à le préparer sérieusement. Avec tout le staff d’AG2R La Mondiale, on avait dit qu’on se consacrerait sur cette course qui me correspondait bien.

« Je tente le tout pour le tout. Je sors et je viens fondre à une vitesse phénoménale sur Moreno. Je me dis : ‘Ne te pose plus de questions, ça ne sert à rien maintenant. La ligne est proche, vas-y jusqu’au bout.’ »

– John Gadret

Arrive 2011, c’est votre quatrième Tour d’Italie. Quels sont vos objectifs et votre rôle ?

C’était de remporter une étape et de faire un bon classement général. Je m’étais mis en tête de faire dans les dix premiers. Je ne voulais pas non plus mettre la barre trop haute. Avec Vincent Lavenu (son manager, ndlr), on était partis là-dessus. Ça aurait été le top. J’étais protégé dans une équipe de jeunes. Les gars étaient à 100% à mon service. J’ai passé trois semaines inoubliables. C’était des jeunes coureurs mais on a de très beaux souvenirs. Franchement, c’est le meilleur souvenir de ma carrière et même pour eux, je pense que c’est un beau souvenir.

En tant que coureur, le décès d’un collègue avec Wouter Weylandt, ça vous touche à quel point ?

C’était dur déjà, car, à ce moment-là, j’étais papa. En plus, ma femme était enceinte. Et surtout, même si on est adversaires sur le vélo, c’est des coureurs qu’on croise tous les jours à la signature. Je le voyais le matin, même si je n’avais pas d’affinité particulière avec ce coureur. Et puis, même à votre pire ennemi, vous ne lui souhaitez pas la mort. Quand j’ai appris son décès, ça m’a vraiment fait mal.

À mi-Giro vous êtes dans les quinze premiers. Dans quel état d’esprit êtes-vous au moment de commencer la deuxième partie ?

J’avais souffert un peu sur les bordures, dans la première partie du Giro. Mais je suis resté concentré parce que je savais qu’il y avait dix jours de montagne qui arrivaient, comme c’est le cas sur le Giro actuellement. Je me disais que tout restait à faire.

C’est la 11e étape qui arrive à Castelfidardo. Une étape avec un profil de courte classique ardennaise. Vous l’aviez coché ?

Pas du tout. (rires) Même ma femme n’en revenait pas quand je lui ai dit que j’avais gagné. Elle m’a dit : « Pourquoi aujourd’hui ? Comment ça se fait ? » Le souvenir que j’ai, c’est que c’était une étape atroce. On a roulé vite toute la journée. On montait, on descendait. On avait même failli perdre Mickaël Chérel ce jour-là. Il n’était pas bien, il avait passé une sale journée. Le but était de s’accrocher. Mais c’est vrai aussi que ça ressemblait à du cyclo-cross, avec des montées courtes qui faisaient très mal. Finalement, cette étape me convenait bien.

À trois kilomètres de l’arrivée, le peloton a encore 45 secondes de retard sur Moreno et Konovalovas. Comment ça se déroule jusqu’à la fin ?

La Lampre emmenait fort. Rodriguez était le favori, mais Katusha patientait parce qu’ils avaient Moreno devant. À 600 mètres de la ligne, j’ai une grosse ouverture sur la gauche. Je sens qu’il y a une petite temporisation. Je tente le tout pour le tout. Je sors et je viens fondre à une vitesse phénoménale sur Moreno. Je me dis : « Ne te pose plus de questions, ça ne sert à rien maintenant. La ligne est proche, vas-y jusqu’au bout. » Je suis un peu surpris d’avoir autant d’avance. Je me dis : « Ils n’ont pas encore lancé le sprint. » Quand je lance, je pensais que ça allait me suivre. Je suis vraiment sorti avec une grosse giclette, en costaud. Et puis je lève les bras. Je n’avais même pas réalisé que c’est moi qui avais gagné. C’était presque inattendu. Le soir de cette étape, Vincent m’avait dit : « Tu peux être conscient que tu as les pattes pour remonter au classement général. » J’ai gagné à la pédale. Je n’étais pas dans l’échappée. J’étais avec les plus forts.

« J’étais en pleine confiance. J’ai osé faire des trucs qu’auparavant je n’aurais jamais osé faire. Ça paraît peut-être un peu bête, mais attaquer Contador, Scarponi, Nibali, je ne l’aurais jamais fait. »

– John Gadret

Quand on se rend compte qu’on va gagner, à quoi pense-t-on ?

On pense à pas mal de choses. Je pense à ma famille, mon fils, ma femme, mes parents, mes beaux-parents. Puis, il y a cette petite pensée pour la famille de Weylandt. Sur les images, on voit bien que je lève les bras et je montre le ciel, parce que je suis sensible à ce qui s’est passé. D’ailleurs, j’avais un brassard noir que j’ai gardé jusqu’à la fin du Tour d’Italie. Le maillot est chez moi, dans un cadre, et il y a toujours le brassard noir. Ensuite, le podium, c’est un bonheur. J’étais un petit peu perdu. (rires) J’en avais déjà fait mais sur un grand tour, jamais. C’est des super moments, et il faut en profiter. Parce que ça passe tellement vite. Aujourd’hui, je ne me rappelle quasiment de rien. Tout ce qui s’est passé après la ligne d’arrivée est très vague. On est pressé par le temps et on ne peut pas non plus trop profiter, car le lendemain il faut remettre en route, se reconcentrer. Si c’est une course d’un jour, on peut davantage profiter. Le soir, on a décompressé un petit peu avec l’équipe, on a bu le champagne et on est allés se coucher. Bon, la nuit était un petit peu agitée parce que jusqu’au lendemain matin, je me posais la question si j’avais vraiment gagné. (rires)

Ensuite, on passe à la haute montagne. Deux jours plus tard vous faites troisième en haut du Grossglockner. Qu’est-ce qu’on se dit quand on voit qu’on se bat avec des gars comme Contador, Nibali, Rodriguez ou Menchov ?

Ça confirme que je marche fort. C’est là que j’ai pris conscience que j’allais pouvoir remonter au général. J’étais en pleine confiance, aussi. J’ai osé faire des trucs qu’auparavant, je n’aurais jamais osé faire. Ça paraît peut-être un peu bête, mais attaquer Contador, Scarponi, Nibali, je ne l’aurais jamais fait. Là, je me disais : « Ils ont deux bras, deux jambes, comme moi. » J’étais dans l’euphorie. Je pense que j’étais dans la forme de ma vie cette année, donc ça aide.

Est-ce que vous commenciez à croire au podium ? Parce que vous êtes quatrième mais assez loin en terme de temps.

Oui, ça reste possible. Une défaillance comme ça arrive sur les grands tours, et voilà. Après, moi aussi je n’étais pas à l’abri. Je prenais au jour le jour mais je sentais bien que j’étais de mieux en mieux, le long des trois semaines. Je n’étais pas en train de m’effondrer, au contraire.

En plus vous n’êtes pas seul, Hubert Dupont est également en forme. À quel point vous a-t-il aidé ?

Il m’aidait tant qu’il le pouvait. En montagne, ça reste difficile d’être aidé. C’est plus au niveau moral que physique, en se parlant. C’est toujours important, mentalement, d’avoir quelqu’un de son équipe. En cas de défaillance, tu te dis qu’il va pouvoir t’aider.

Les autres n’étaient pas forcément habitués à vous voir ici. Comment vous percevaient-ils ?

Il y avait du respect, comme toujours dans le vélo. Mais, c’est vrai que je sentais que j’étais en train de prendre du charisme dans le peloton du Tour d’Italie. Scarponi était un grand blagueur. Il m’appelait le « piccolo Pantani » (le petit Pantani). Tous les jours, il me le disait sur le ton de la rigolade. Un beau jour il m’a dit : « Tu me fais penser à Pantani, tu as le même look. » Pantani a toujours été mon idole, donc ça fait plaisir. Scarponi, le coureur ainsi que ces paroles m’ont marqués. Lui aussi décédé malheureusement, ça a encore été un moment difficile quand je l’ai appris.

John Gadret entouré de Contador, Nibali et Scarponi dans l’avant dernière étape qui mène à Sestrières – Photo RCS

Finalement vous êtes quatrième à l’arrivée. Heureux de votre Giro, forcément ?

Tout à fait, je suis super content. C’est un accomplissement de réussir à faire ce que j’ai fait. On m’aurait dit ça avant le départ, j’aurais signé. J’étais super content de ma performance. Mais j’avais aussi envie de découvrir le Tour de France. En tant que coureur français, c’est énorme. Ce n’est pas la même ambiance, on ressent les choses différemment.

Plus tard, on apprend le déclassement de Contador. Vous souvenez-vous où vous étiez au moment où vous l’avez appris ?

Je ne sais plus exactement où. Quand je l’ai appris, j’étais… (Il hésite) Triste, parce que je n’étais pas monté sur le podium. On m’a enlevé ce moment. Au final, je ne l’aurais fait qu’une fois dans ma carrière sur un grand tour, grâce à mon étape. J’ai reçu le trophée du troisième au général, certes, mais je n’aurais pas connu le bonheur du podium à Milan. C’est des moments inoubliables, je pense. C’est comme ça… (Il soupire) C’est la vie. Je n’en veux pas spécialement à Contador. Il faut faire avec. Je suis marqué dans le palmarès, et on se rappelle de moi, mais j’ai eu du mal à dire que j’ai fait troisième du Tour d’Italie. Encore aujourd’hui, parfois je dis que j’ai terminé quatrième. Mes amis me répètent : « Non, tu as terminé troisième. »

Être le dernier Français à être sur le podium du Giro, vous y pensez parfois ?

J’y pense, mais ça n’a pas une grande importance. C’est comme Bernard Hinault qui est le dernier vainqueur français du Tour de France. Il aimerait que quelqu’un lui succède. Si Thibaut Pinot avait fait le podium l’année dernière, j’aurais été super heureux. Je me contre-fiche d’être le dernier. Il n’y a aucune rivalité entre coureurs français. J’adorerais qu’il y en ait un tous les ans sur le podium.

Vous retournez une dernière fois sur le Giro en 2012, vous finissez 11e. Quel regard avez-vous sur cette course par rapport à votre carrière sur route ?

Pour moi, c’est le mois de mai. C’est des conditions parfois dantesques, avec le froid. Dans les montées de col, la plupart des spectateurs connaissent tous les coureurs. Étant donné que je me suis fait un petit nom en Italie, j’adorais y revenir. Les gens m’appelaient aussi le « piccolo Pantani », grâce à Scarponi. J’avais beaucoup plus de fans en Italie qu’en France. J’y étais plus apprécié. C’est ce qui a fait ma carrière. J’ai jamais brillé ailleurs comme je l’ai fait sur le Tour d’Italie.

Pinot qui privilégie deux années de suite le Giro, Rolland qui fait quatrième en 2014. C’est une bonne chose pour vous de voir que le Giro attire de nouveau les coureurs français ?

C’est bien de ne pas se concentrer que sur le Tour de France. Pour moi, pour un pur grimpeur, le plus important c’est le Tour d’Italie. Quand on voit ce qui s’est passé vendredi (13e étape, Pinerolo-Ceresole Reale), ça me rappelle en 2011. À 50 kilomètres de l’arrivée les leaders sont livrés à eux-mêmes, sans coéquipiers. C’est ça qui est génial, c’est vraiment des courses d’hommes. Alors cette année ça va être compliqué d’avoir un coureur français sur le podium. (sourire) Mais Romain Bardet l’année prochaine, peut-être. Vincent Lavenu a dit que ça a failli se faire cette année. S’il n’y a pas beaucoup de contre-la-montre l’année prochaine, on le verra sans doute. Je pense que ce serait bien. Il est capable de le gagner. Quand on voit la montagne qu’il y a, Bardet a amplement de quoi faire pour le remporter.

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