Liège-Bastogne-Liège 1980. Bernard Hinault héroïque sous la neige, Cyrille Guimard qui lui incombe de retirer son imperméable malgré les conditions exécrables, le Blaireau qui perdra finalement la sensibilité de deux de ses doigts : l’histoire de cette édition, surnommée Neige-Bastogne-Neige, a été maintes fois racontée. Mais on a rarement pris le temps d’écouter la version des autres héros de cette journée, ceux qui ont terminé loin derrière le Breton plutôt que d’abandonner. Hennie Kuiper avait terminé deuxième, neuf minutes derrière le vainqueur. Avec amertume, car victime d’un incident dans la côte de Stockeu, à un moment décisif. Presque 40 ans après, pour la Chronique du Vélo, le Néerlandais revient sur cette journée dans un autre monde, qu’il a vécu, sur le moment, presque comme une journée normale. Champion du monde et vainqueur de quatre des cinq monuments, il ne s’imposera finalement jamais sur la Doyenne.

Ce Liège-Bastogne-Liège est l’une des courses les plus difficiles de l’histoire. La moitié des coureurs ne se sont pas présentés au départ à cause de la météo. De quoi vous rappelez-vous à propos de ce matin-là ?

Le temps était si mauvais. Quand on a démarré il y avait du vent, de la pluie puis de la neige. Ce n’était pas une bonne météo pour faire une course de vélo, peu de monde était réellement excité (rires). Certains coureurs voulaient faire grève et ne pas courir, ils ont essayé de discuter avec l’organisation, de faire en sorte que le peloton se retire. Mais les coureurs s’étaient préparés pour ce Liège-Bastogne-Liège et certains voulaient vraiment courir, alors on y est allés. D’ailleurs, sur la première partie de la course jusqu’à Bastogne, le temps n’était pas si mauvais. Il neigeait par moments, mais ça allait. (Il se reprend) Il faisait mauvais, quand même, mais c’était gérable. Mais après Bastogne, on a commencé à avoir vraiment beaucoup de neige. Les gens nettoyaient la route avant que l’on passe, poussaient la neige sur le côté. C’était une course pour survivre, ce n’était plus vraiment une course de vélo.

Avez-vous hésité à prendre le départ ?

Ma philosophie faisait que j’étais toujours motivé, que ce soit sur le Tour de France ou les classiques. Je voulais y aller. Alors parfois, vous êtes motivés mais vous êtes malade, et votre corps ne peut pas. Mais à ce moment, j’étais vraiment bien préparé, et je courais pour une grosse équipe, Peugeot. Je voulais ramener un bon résultat pour le sponsor et moi, en tant que sportif, je voulais me donner à 100 %. Qu’il fasse 35° ou qu’il neige, c’est le vélo, vous devez y aller.

Vous étiez optimiste, vous pensiez que la météo allait s’améliorer ?

Dans la côte de Stockeu, Hennie Kuiper et quelques autres coureurs se retrouvent à pied après un incident avec une moto – Photo DR

Non, on n’y pensait même pas. Il faisait vraiment froid. Sur le moment, je me disais juste que je devais m’élancer dans une grande course, une course spéciale, et j’aimais ça. J’ai gagné quatre des cinq monuments, il ne m’a manqué que Liège-Bastogne-Liège. J’étais vraiment bien préparé, en grande forme. D’ailleurs, ce jour-là, j’étais fort dans les bosses. Dans la côte de Stockeu, j’étais parmi les premiers coureurs au sommet, mais la moto de la télévision belge m’a bloqué la route et j’ai dû m’arrêter. Elle allait trop doucement et était trop près de moi. Je me suis retrouvé à pied, les autres m’ont dépassé. J’étais dans les forts pourcentages, je ne pouvais pas me relancer, j’ai dû faire quelques mètres à pied. Après ça j’ai sauté sur mon vélo, je suis reparti, puis il y avait la côte de Haute-Levée, où je suis rentré sur le groupe de tête. Mais Bernard Hinault venait juste d’attaquer et de partir.

Dans quel état d’esprit étiez-vous à ce moment-là ?

J’étais tellement énervé d’avoir loupé le coche à cause de cette moto. Nous étions cinq coureurs dans ce groupe, je crois. Et j’ai fait une erreur en pensant qu’on allait revenir. J’aurais peut-être dû sortir à mon tour pour tenter de rejoindre Bernard. Mais je me suis dit que les autres équipes allaient faire le travail. Hinault avait 35, 40, 45 secondes d’avance, il grappillait petit à petit. Puis à un moment, il était à deux minutes, il était parti et c’était terminé. Mais après cet incident avec la moto, j’étais tellement énervé que je ne pensais même plus au froid et à la neige. Au final, je suis sorti plus tard avec Ronny Claes et on est allés jusqu’à Liège ensemble. Il n’y avait personne dans les rues. J’ai terminé deuxième au sprint, neuf minutes après Bernard Hinault, qui était déjà douché quand on est arrivés.

Qu’est-ce que vous vous disiez, avec les autres coureurs ?

On ne discutait pas. C’était un processus de plusieurs heures où il n’y avait pas grande chose à dire. Tout le monde souffrait. Le problème, à cette époque, est que nous n’avions pas de protections réellement efficaces contre la neige ou même la pluie. On ne sentait plus nos pieds. Beaucoup de coureurs ont abandonné, sont rentrés dans des maisons et sont restés près du chauffage pendant plusieurs heures. Ils passaient ensuite un coup de téléphone pour qu’on vienne les chercher.

« Mais j’étais fort dans ma tête, je voulais finir et j’allais finir. C’était une aventure. […] Selon moi, c’est ce qui fait la différence entre un bon et un très bon coureur. Ça ne sert à rien de se plaindre, de réclamer quelque chose. Il faut y aller et le faire. »

– Hennie Kuiper

Vous étiez 21 coureurs à l’arrivée et vous avez terminé deuxième, un peu plus de neuf minutes derrière Hinault. Pourquoi êtes-vous allé jusqu’à Liège ?

Dans mon esprit de coureur, il n’y a pas un moment où j’ai envisagé d’abandonner. Il n’en était pas question. C’est spécial, mais c’est ce qui rend les coureurs particuliers.

Même quand Hinault était parti, vous n’y avez pas pensé ?

Non. Même si c’est vrai, à ce moment-là, c’était plus une question de survie pour moi-même. D’ailleurs, je ne réalisais pas vraiment que j’étais le meilleur des autres, derrière Bernard.

Est-ce que votre manager vous parlait ?

Non, on n’avait aucune discussion. Même si j’avais décidé d’abandonner, je pense qu’on n’aurait pas discuté. (Il se reprend) En vérité, peut-être m’a-t-il dit que je pouvais abandonner. Mais j’étais fort dans ma tête, je voulais finir et j’allais finir. C’était une aventure. Un peu comme sur mon premier Paris-Roubaix (en 1973, ndlr). Je n’étais pas à l’aise du tout sur les pavés, j’étais une demie heure derrière les leaders, mais je voulais franchir la ligne d’arrivée et je l’ai fait. Selon moi, c’est ce qui fait la différence entre un bon et un très bon coureur. Ça ne sert à rien de se plaindre, de réclamer quelque chose. Il faut y aller et le faire.

Pendant la course, est-ce que vous avez réalisé que vous faisiez quelque chose de spécial ?

Non, pas du tout. D’ailleurs, pendant ces années-là, on a eu beaucoup de courses dans des conditions très difficiles, le Grand Prix de Zurich, l’Amstel Gold Race ou même la Vuelta. Du coup, sur le moment, on n’y pense pas vraiment. Mais ce Liège-Bastogne-Liège est encore plus spécial, oui. Parce que tout le monde a fini très, très loin de Bernard, qui a fait un grand vainqueur. C’est ce qui a fait l’histoire.

Dans l’équipe Peugeot, deux autres coureurs ont terminé cette édition : Gilbert Duclos-Lassalle (11e) et Pascal Simon (16e). Etait-ce une motivation supplémentaire de savoir que vous n’étiez pas le seul de votre équipe ?

Avant que Bernard Hinault ne fasse exploser le groupe des favoris, les conditions étaient déjà extrêmes – Photo DR

J’étais le leader de l’équipe. Peugeot m’avait recruté pour le Tour de France, où j’ai terminé quatrième puis deuxième. J’étais fier d’être le leader d’une équipe comme celle-là. Je devais donner mon maximum pour ramener de bons résultats.

Le leader ne doit pas abandonner, c’est ça ?

Oui, c’est une des choses importantes dans une équipe. Quand vous avez un leader… (Il se reprend) Par exemple Bernard Hinault était un vrai, vrai leader. Quand il fallait être là, il était là et il montrait le chemin. Dans les grandes équipes, il faut de grands leaders, qui donnent confiance aux autres.

Que s’est-il passé après avoir franchi la ligne d’arrivée ? Comment vous êtes-vous réchauffé ?

J’ai franchi la ligne, on m’a montré tout de suite où je pouvais prendre une douche. Je ne réalisais pas trop. J’étais vraiment « mort ». Mais après l’incident dans la côte de Stockeu, mes sentiments étaient vraiment enfouis, profondément. Je paraissais calme, mais à l’intérieur, je bouillais, j’étais encore tellement énervé. J’étais persuadé que sans ça, j’aurais pu défendre mes chances. Mais du coup, je ressassais cet évènement et je ne réalisais pas vraiment que tout le monde souffrait à ce point du froid.

On raconte souvent que Bernard Hinault a perdu la sensibilité à certains doigts après cette course. Et vous, avez-vous eu des séquelles ?

Rien du tout. Le lendemain, j’étais sur mon vélo pour m’entraîner. D’ailleurs, la même année, on a eu des conditions très difficiles sur le Tour de France. Bernard, encore une fois, était là. La première semaine, vers Metz puis le jour suivant vers Liège, on a passé huit heures sous la pluie. Deux jours plus tard, on avait une étape avec des pavés, entre Liège et Lille. L’équipe Raleigh voulait faire grève pour ne pas courir. Mais on a couru et sur les pavés, nous avons attaqué avec Bernard (ils ont terminé dans le même temps, premier et deuxième de l’étape, deux minutes devant les autres favoris, ndlr). Quelques jours plus tard, à Pau, Bernard a abandonné. Joop (Zoetemelk) a gagné le Tour et j’ai terminé deuxième. Pour Bernard, peut-être que c’était aussi le résultat de ce fameux Liège-Bastogne-Liège quelques mois plus tôt, et de l’étape des pavés les jours précédents.

Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait quelque chose de spécial le jour de ce Liège-Bastogne-Liège ?

Je n’ai pas directement réalisé. Être cycliste est votre travail. Alors vous terminez votre travail, vous rentrez chez vous. Vous vous dites : « Oh, quelle journée c’était ! Et quel temps ! » Mais après, vous voyez ce qui se raconte à la télévision, tout ce qu’il y a autour, et vous commencez à vous demander : « Mais qu’est-ce qu’il se passe ? ».

« Vous ne devez jamais avoir peur de quelqu’un. Mais vous devez respecter vos concurrents, et j’avais un grand respect pour Hinault. Il était un meilleur coureur que moi, il a gagné cinq Tours de France. »

– Hennie Kuiper

Était-ce la course la plus dure que vous avez couru ?

Le Paris-Roubaix que j’ai gagné en 1983 était aussi sous un temps horrible, avec énormément de boue sur les pavés. Il pleuvait et c’était très glissant. Mais au niveau du froid et de la neige, ce Liège-Bastogne-Liège était le pire, oui. C’était mémorable.

Liège est ainsi le seul monument que vous n’avez pas remporté. Diriez-vous que c’est en 1980 que vous étiez le plus proche de gagner ?

Oui, clairement. J’étais dans une très bonne forme. Mais Bernard, quand il était bon, et ce jour-là il était bon, il était quasiment imbattable. Je pense que j’aurais terminé deuxième quoi qu’il arrive. Mais pour moi, ça aurait été fantastique de pouvoir aller jusqu’à Liège avec Bernard, et si je n’avais pas eu ce problème dans la côte de Stockeu, je pense que ça se serait passé comme ça. Si j’avais été dans le groupe avec les autres, je pense que je l’aurais suivi lorsqu’il a attaqué.

Vous avez manqué le face-à-face que vous auriez dû avoir avec Hinault. Aviez-vous peur de lui ?

Vous ne devez jamais avoir peur de quelqu’un. Mais vous devez respecter vos concurrents, et j’avais un grand respect pour Hinault. Il était un meilleur coureur que moi, il a gagné cinq Tours de France. Mais j’ai quand même gagné quatre des cinq monuments, j’ai été champion olympique, champion du monde, et j’ai presque gagné le Tour de France en 1977 (deuxième à 48 secondes de Thévenet, ndlr). Je suis très fier de ma carrière. Vous ne pouvez pas tout avoir dans la vie, c’est comme ça. Parfois, il faut accepter que d’autres sont meilleurs.

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