La première fois qu’il a couru l’Amstel, Joop Zoetemelk n’avait que 23 ans. Il découvrait alors “la” classique de son pays, encore toute jeune, créée en 1966. Il y est revenu quasiment chaque année, quatorze fois au total. Mais il a dû attendre sa dernière participation, en 1987, pour enfin y lever les bras. A six reprises, il avait terminé entre la deuxième et la sixième place, sans jamais réussir à s’imposer. L’histoire de Zoetemelk, finalement, qui sur le Tour ou aux Mondiaux, a aussi galéré longtemps avant de connaître le succès. A 40 ans et dans sa dernière année de carrière, sa victoire sur l’Amstel, à domicile, reste malgré tout l’une des plus symboliques. Il a accepté de la raconter, cette semaine, à la Chronique du Vélo.

Quand vous arrivez sur l’Amstel en 1987, vous la connaissiez par cœur. Vous étiez déjà au départ 17 ans plus tôt, en 1970…

Oui, je la connaissais par cœur. Ce n’était pas toujours le même départ et la même arrivée, mais c’était toujours les mêmes difficultés. Et puis l’Amstel c’était spécial, on traversait beaucoup de petits villages pour aller de côtes en côtes. C’était une course très nerveuse, tout le monde avait peur, il y avait beaucoup de chutes, comme sur les autres classiques.

C’était aussi, déjà à l’époque, la seule grande classique néerlandaise. Ça représentait quoi pour vous ?

Je voulais la faire chaque année. Je pense que je l’ai fait 15 ou 16 fois (14 en réalité, ndlr), j’ai dû sauter un ou deux ans, je ne sais pas pourquoi. Après les championnats nationaux et l’Amstel, il n’y avait pas de grande course finalement, aux Pays-Bas.

Aujourd’hui, elle fait partie des très grandes courses, mais à l’époque, c’est une course très jeune, qui a été lancée en 1966. Quand vous y avez démarré, quelle réputation avait-elle ?

C’était une classique qui démarrait. L’organisateur voulait faire une grande course et il a fait le nécessaire pour que ça le devienne. C’est devenu la seule course internationale aux Pays-Bas. Mais Liège ou la Flèche, c’est des courses qui déjà à cette période là, existaient depuis 80 ou 50 ans (Liège-Bastogne-Liège a vu le jour en 1892, la Flèche wallonne en 1936, ndlr). Moi, quand j’ai été sur l’Amstel en 1970, c’était une des premières éditions.

Comment expliquer que vous ayez dû attendre 17 ans pour finalement l’emporter ?

Je n’étais pas vraiment un coureur de classiques au départ. Je n’ai jamais gagné Liège-Bastogne-Liège, la Flèche, je n’y ai gagné qu’une fois (en 1976, ndlr). Alors sur l’Amstel, j’étais toujours devant, mais ça arrivait souvent au sprint. J’ai fait deuxième, troisième, quatrième, mais je n’ai gagné qu’une fois… C’est sur ma fin de carrière que j’ai commencé à gagner des classiques. J’ai laissé tomber petit à petit les courses par étapes et j’ai davantage gagné sur les courses d’un jour.

Vous remportez donc l’Amstel en 1987, à 40 ans, pour votre dernière année de carrière. C’est un beau symbole, non ?

« A un moment, j’ai été voir Teun Van Vliet. Je lui ai dit : ‘Si moi j’attaque, tu vas venir me chercher ?’ Et il m’a répondu : ‘Non non, je te laisse partir, c’est Rooks qui doit te pourchasser.’ »

Joop Zoetemelk

Bien sûr. L’année d’avant, je m’étais fait battre d’une dizaine de centimètres par Steven Rooks, ce n’était pas passé loin. On était arrivé à deux, et comme beaucoup d’année je jouais la victoire. Mais dans le peloton, il y avait du monde qui allait plus vite que moi, je n’étais pas vraiment un sprinteur ni un coureur de classiques.

En 1987, l’Amstel est un de vos seuls gros résultats. Le matin de la course, vous croyiez en votre victoire ?

C’est un peu comme aux Championnats du monde, deux ans avant. Je n’étais pas vraiment confiant, et j’étais devenu champion du monde parce que j’étais bien préparé. Là, sur l’Amstel, c’était un peu pareil. J’avais un peu abandonné les courses par étapes et je m’entraînais surtout pour les courses d’un jour, qui étaient plus faciles à préparer.

Avez-vous eu l’impression, ce jour-là, que vos adversaires vous avaient sous-estimé ?

Steven (Rooks) oui, il m’avait sous-estimé. Ce jour-là, dans les 15 derniers kilomètres, on était encore cinq. J’étais avec Steven Rooks, Teun Van Vliet, Bruno Cornillet et Malcom Elliott. Steven avait déjà gagné l’année passée devant moi, et ce jour-là il attaquait sans cesse pour gagner. Pour lui, qui était aussi néerlandais, c’était une course importante. Mais à chaque fois qu’il essayait de sortir, Teun Van Vliet allait le chercher. Et dans l’autre sens, c’était pareil, à chaque fois que Teun attaquait, Steven y allait. A un moment, j’ai été voir Teun Van Vliet. Je lui ai dit : « Si moi j’attaque, tu vas venir me chercher ? » Et il m’a répondu : « Non non, je te laisse partir, c’est Rooks qui doit te pourchasser. » Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd bien sûr, j’ai attaqué et Teun n’a pas bougé. Rooks a attendu quelques secondes, mais moi j’étais parti, j’ai pris dix, vingt, cinquante mètres et c’était bon. Je suis donc arrivé tout seul avec quelques secondes d’avance sur les quatre de derrière.

Arriver en solitaire, c’était une obligation pour vous ?

Pour gagner, il fallait que j’arrive seul oui. L’année d’avant, quand on était arrivés à deux avec Steven Rooks, il m’avait battu au sprint. Dans les derniers kilomètres, j’avais arrêté de rouler parce qu’on avait pas mal d’avance et que je savais qu’il était plus rapide que moi. Je m’étais dit qu’il allait m’emmener, mais il m’avait battu. C’était quelques centimètres, rien du tout, mais il m’avait battu quand même. Le sprint, ce n’était vraiment pas mon point fort.

A combien de kilomètres de l’arrivée étiez-vous donc sorti pour l’emporter ?

J’avais fait une dizaine de kilomètres en solitaire. On avait monté la dernière bosse du parcours, là où Rooks attaquait souvent. Je suis parti juste après, sur le plat, sur une grande ligne droite pour aller à Meerssen, où était jugée l’arrivée.

Dans ce groupe de cinq, qui vous inquiétait le plus ? Rooks, le vainqueur sortant, ou tout le monde ?

Je me méfiais de tout le monde. Teun Van Vliet marchait très bien cette saison-là, il avait déjà gagné le Het Volk et Gand-Wevelgem. Steven, lui, il ne fallait pas l’oublier non plus, il avait gagné Liège-Bastogne-Liège quelques années plus tôt, il était le vainqueur sortant sur l’Amstel, c’était un spécialiste des classiques.

Avant de s’isoler à l’avant, Zoetemelk (3e sur la photo) était avec Steven Rooks (1er) et Teun Van Vliet (2e) – Photo Cor Vos

Quand vous êtes sorti, pourquoi Rooks ne vous a pas suivi ?

Il venait d’attaquer plusieurs fois, à chaque fois suivi par Van Vliet. Donc à un moment je suis parti de l’autre côté de la route, il a attendu une dizaine de secondes et après c’était trop tard. C’est souvent comme ça. Si tu ne bouches pas tout de suite, après, qui va rouler ?

Beaucoup de Néerlandais avaient déjà remporté l’Amstel avant vous : Raas, Knetemann, Rooks, Hanegraaf. Etiez-vous frustré, vous, de ne pas y parvenir ?

Non, parce que moi j’étais concentré sur les grands tours. J’avais gagné le Tour, la Vuelta, mais les classiques je n’y avais pas d’objectif particulier. J’y allais parce qu’on était obligé de les courir à cette époque là, j’essayais d’être devant, mais si je ne gagnais pas, ça ne m’empêchait pas de dormir.

L’Amstel, c’est la dernière grande victoire de votre carrière. Est-ce qu’aux Pays-Bas, les gens s’en rappellent autant que de vos victoires sur le Tour de France ou aux Championnats du monde ?

C’est le Tour qui te fait être dans les médias. Alors quand tu fais une carrière de dix-huit ans, que tu fais seize Tours de France, c’est ça qui marque. Même aux Pays-Bas, on me parle d’abord du Tour de France, et un peu du Championnat du monde, parce que tout le monde était surpris que je gagne cette année-là.

Ce choix de miser sur les classiques en fin de carrière, c’était pour montrer que vous n’étiez pas seulement un coureur de grands tours ?

Non, c’est surtout que les deux ou trois derniers Tours de France que j’ai fait, je n’étais plus dans le coup. Au niveau de la récupération, j’étais moins bien. Au général je me retrouvais loin, je n’arrivais pas non plus à gagner des étapes. Alors j’ai changé mon fusil d’épaule. J’ai compris que j’étais trop âgé pour le Tour, et que si je voulais durer encore quelques années, il fallait que je me concentre sur les classiques.

Quand vous êtes-vous rendu compte de ça ? En 1983, quand vous sortez pour la première fois des dix premiers du Tour ?

« Dans cette dernière année, je voyais que je n’avais pas de résultats, j’étais lâché sur toutes les courses, j’abandonnais. Mais avec cette victoire à l’Amstel, je montrais que je ne m’étais pas trompé. »

Joop Zoetemelk

Ça a commencé là, oui. 1983, 1984, c’était compliqué. 1985 ensuite avait été une bonne année pour moi mais dans le Tour (12e du général), je sentais que je n’y étais plus, ce n’était plus pareil. Alors j’ai changé mon entraînement, mon programme de courses aussi. Je faisais moins de courses par étapes.

Dans votre carrière, vous avez remporté la Flèche et l’Amstel. Que vous-a-t-il manqué pour Liège ?

C’était une question de distance, je pense. La Flèche, c’était environ 210 kilomètres à l’époque. Les autres classiques, c’était 260, 270 kilomètres, et c’était la dernière heure qui me gênait un peu, où je coinçais. Alors j’ai essayé, j’ai même fait pas mal de fois le Tour des Flandres et Paris-Roubaix, j’ai terminé quatrième, cinquième. Sur Milan-Sanremo, j’ai aussi été devant, mais juste derrière les vainqueurs. J’étais là sur ces courses-là, mais je ne pouvais pas dominer.

Aurait-ce été un regret de ne jamais remporter l’Amstel ?

Non, parce qu’être vainqueur du Tour, champion du monde et champion olympique, pour moi c’était déjà complet. Mais pour les Néerlandais, ça me fait plaisir d’avoir gagné l’Amstel. Avec tous les podiums et les places d’honneur que j’ai fait, il me manquait ça. Pareil pour les Mondiaux, j’en ai fait une quinzaine. Je n’ai abandonné qu’une fois, quand Hinault a gagné en 1980, mais tous les autres j’étais là, pas loin, dans les dix premiers mais toujours derrière le podium (Zoetemelk a terminé sept fois entre la 4e et la 6e place avant de finalement s’imposer en 1985, ndlr). Ça a marché une année, et ça me fait plaisir d’être sur le palmarès.

Vous vous souvenez de ce qu’il s’est passé après cette victoire sur l’Amstel ?

Il était déjà prévu que j’arrête ma carrière cette saison-là. Au départ je devais même m’arrêter à la fin de l’année 1986, mais j’étais reparti pour une saison d’adieux. Alors c’était particulier, surtout parce que je ne faisais pas une année blanche. Gagner une grande classique, à 40 ans, dans ta dernière année de carrière, tu montres que tu ne fais pas l’année de trop, ça m’a fait plaisir. J’avais peur de ça. Dans cette dernière année, je voyais que je n’avais pas de résultats, j’étais lâché sur toutes les courses, j’abandonnais. Mais avec cette victoire à l’Amstel, je montrais que je ne m’étais pas trompé.

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