La Chronique du Vélo tire sa révérence ces jours-ci, mais nous avons décidé, avant de partir, de vous concocter une dernière série d’articles. Le site est né en 2012, il y a neuf ans. Pour l’occasion, nous avons donc décidé de nous projeter un peu, neuf ans plus loin, soit en 2030. Que sera le cyclisme à ce moment-là ? L’évolution entre 2021 et 2030 sera-t-elle aussi grande qu’entre 2012 et 2021 ? Au travers d’analyses, de décryptages, d’entretiens ou de fictions, nous tentons de déblayer ce vaste thème.
Frédéric Grappe a été l’un des premiers entraîneurs à arriver dans le peloton professionnel, il y a une vingtaine d’années. Il a vu l’évolution de la discipline, depuis, avec l’arrivée des capteurs de puissance et la généralisation des entraîneurs dans toutes les équipes. Le cyclisme a changé, mais d’après lui ce n’est que le début. La recherche et l’optimisation n’ont pas de limites. Lui a déjà son idée quant à l’entraînement des dix prochaines années, de plus en plus centré sur l’aspect mental.

Pour la Chronique du Vélo, le directeur de la performance de Groupama-FDJ a pris le temps de revenir sur tout ça et de se projeter un peu vers ce que sera l’entraînement en 2030.

Comment s’est faite l’évolution de l’entraînement dans le cyclisme depuis votre arrivée dans le milieu ?

Historiquement, quand je suis arrivé au début des années 2000 chez les pros, il n’y avait quasiment rien au niveau de l’entrainement. C’était totalement vierge. On a eu une évolution exponentielle, et je pèse mes mots. On regardait ce qui se faisait dans d’autres sports, je l’ai beaucoup fait, et aujourd’hui on est passés devant beaucoup d’entre eux. C’est devenu hyper pointu au niveau du suivi individuel, de par le fait qu’on a énormément de capteurs et que les autres sports n’ont pas autant de data que nous. Il y a une évolution très remarquable sur les 20 dernières années.

Peut-on dire que le capteur de puissance a été une révolution ?

Ça a fait beaucoup bouger les choses. On l’avait à l’entraînement mais pas en course. Quand on a commencé à avoir des data en compétition, ça a permis d’encore mieux cibler l’entraînement. En comprenant ce qui se faisait en course, on était beaucoup plus qualitatif dans les séances d’entraînement ensuite. Avec juste la fréquence cardiaque, ce n’était pas pareil.

Quand s’est faite la bascule au niveau du capteur de puissance ?

La bascule se fait entre 2005 et 2010, dans ces années-là. On passe d’une ancienne génération de coureurs qui ne veulent pas trop essayer, qui n’ont pas envie, à une nouvelle génération qui arrive. Chez Groupama-FDJ, il y a eu trois étapes : d’abord quelques coureurs qui l’avaient et les autres se foutaient de leur gueule ; après c’était moitié-moitié ; et ensuite ça a basculé. Ça a pris quelques années pour qu’une équipe devienne complètement équipée.

Aujourd’hui, quasiment toutes les équipes ont plusieurs entraîneurs. Ce n’était pas le cas il y a encore 10 ans…

Photo ASO / A. Broadway

Quand je suis arrivé en 2000, j’étais quasiment tout seul. Après l’affaire Festina, c’était le vide. Petit à petit, un ou deux arrivaient par ci par là mais ça a mis beaucoup de temps. A l’époque, j’étais un ovni. Il fallait se faire accepter par les coureurs, le staff, l’ensemble du milieu, ce n’était pas évident. On m’a regardé bizarrement. On se demandait ce que je venais faire là. On était un sport où peu de temps avant il fallait avoir un bon médecin. C’était compliqué pour moi, j’ai passé des moments difficiles.

Comment s’est faite l’arrivée massive des entraîneurs ?

Moi, au bout de quelques années, j’ai demandé à avoir un deuxième collègue. Petit à petit, d’autres sont arrivés notamment dans les équipes anglo-saxonnes, qui étaient en avance là-dessus. Dans les équipes plus jeunes qui arrivaient, il y avait un encadrement jeune et pas forcément issu du milieu pro. Quand les Australiens ont débarqué dans l’équipe Groupama-FDJ, ils n’étaient pas étonnés qu’on travaille ensemble sur une méthode d’entraînement. Les Français, eux, étaient loin de tout ça. Aujourd’hui, chez nous on a six entraîneurs pour 43 coureurs. Avoir un entraîneur, c’est devenu un point important dans les équipes. Je ne vois pas comment on peut fonctionner aujourd’hui à haut niveau sans un staff d’entraîneurs. Et dans les années 2000, il faut dire que l’entraînement a été lancé aussi chez les amateurs. Les jeunes se sont mis à très bien travailler, y compris en France, et ils sont ensuite arrivés prêts chez les pros. Certains avaient même de l’avance par rapport à la manière dont fonctionnait leur équipe. Des coureurs étaient quasiment moins bien encadrés chez les pros que chez les amateurs. Ca aura mis une quinzaine d’années mais aujourd’hui, l’entraîneur est une valeur sûre dans l’équipe.

Aujourd’hui, on n’imagine plus une équipe professionnelle sans un staff d’entraîneurs.

Non parce que les prérogatives et le travail d’un directeur sportif n’ont rien à voir avec celui d’un entraîneur. On ne peut pas faire les deux, ce sont deux fonctions complètement différentes. Si on fait les deux, on fait les deux à moitié.

Est-ce que l’arrivée des entraîneurs correspond aussi au besoin d’analyser les données des capteurs de puissance, ce qui nécessite des compétences qui n’existaient pas ailleurs ?

On peut le dire comme ça. La plupart des entraîneurs sont plutôt des jeunes issus du milieu universitaire. Il y a très peu d’anciens pros qui entraînent actuellement. Parce que la plupart des anciens pros n’ont pas été formés à ça, n’ont pas eu cette culture là.

« La semaine dernière par exemple, en stage, on a mis en place une nouvelle séance pour la descente, un nouveau programme qu’on appelle le PAD, plan d’action descente, pour les coureurs qui ont des problèmes en descente. Sur deux jours, ils ont vécu une session d’entraînement qu’ils n’avaient jamais vécu. »

– Frédéric Grappe

Aujourd’hui, comment se passe la recherche en tant qu’entraîneur pour aller trouver de nouvelles techniques ?

Il ne faut surtout pas s’endormir. On a beau avoir des bons entraîneurs, s’ils font la même chose pendant cinq ou dix ans ça va devenir problématique. Dans l’équipe, dès que j’ai un article, une information que j’estime importante pour mes entraîneurs, je leur envoie, je leur demande de lire, de faire attention à ceci ou cela. Je fais très attention à ce que les entraîneurs ne stagnent pas et soient tout le temps le nez dans le moteur. Dès que c’est possible, on fait des petites formations, c’est du continu. Il faut les stimuler sur des nouvelles techniques, des protocoles qui ont évolué dans le temps. Un bon entraîneur doit être créatif, être dans l’innovation et la recherche, sinon on est vite dépassé aujourd’hui.

Y’a-t-il la crainte de se dire qu’on arrive à un sommet et que bientôt on ne pourra plus rien optimiser ?

Jamais. Ce n’est pas possible. Plus on creuse, plus on se rend compte qu’on peut faire des tas de choses. Ceux qui vous vont dire ça, c’est ceux qui ne creusent pas et croient tout savoir. Plus vous creusez dans les différentes dimensions de la performance, plus vous vous demandez si on va avoir le temps de tout faire. C’est tellement riche qu’on n’a pas fini d’avancer.

Comment découvre-t-on quelque chose de nouveau, une technique d’entraînement ou un protocole ?

Il faut renverser le processus. Ce n’est pas qu’on découvre une nouvelle technique, c’est plutôt l’inverse. C’est comprendre le fonctionnement de l’athlète pour pouvoir lui donner les bonnes séances d’entraînement et les bons modèles. Si vous donnez le même programme d’entraînement à dix athlètes, vous aurez dix réponses différentes. Un bon entraîneur, c’est celui qui va comprendre comment fonctionne son coureur, comment il va répondre, réagir, assimiler les charges, et qui va adapter les séances.

Mais au-delà d’adapter des séances qui existent déjà, peut-on en ajouter de nouvelles ?

Oui, bien sûr. La semaine par exemple, en stage, on a mis en place une nouvelle séance pour la descente, un nouveau programme qu’on appelle le PAD, plan d’action descente, pour les coureurs qui ont des problèmes en descente. Sur deux jours, ils ont vécu une session d’entraînement qu’ils n’avaient jamais vécu. On l’avait attaqué avec la Conti mais c’est la première fois qu’on le met en place en stage. Ça s’est bien passé. Il faut garder de la routine, des choses qui marchent, et de temps en temps injecter du neuf avec de la créativité.

L'équipe Groupama-FDJ lors de la présentation des équipes sur Paris-Nice 2020. Photo : A.S.O. / F.Boukla
L’équipe Groupama-FDJ lors de la présentation des équipes sur Paris-Nice 2020 – Photo ASO / F.Boukla

Y’a-t-il aujourd’hui des techniques qui existent mais ne sont pas encore opérationnelles, et arriveront dans quelques années ?

Oui il y en a. C’est ce que je fais par moments, on teste des choses, elles ne sont pas encore prêtes, et quand elles le seront on les basculera sur les coureurs. Parce qu’avec des pros, il faut que les méthodes soient éprouvées. Mais l’entraînement de demain, ce ne sera pas d’en faire plus. On en fait déjà beaucoup et si on en fait plus, on va les fatiguer et on les rendra moins fort. Il faudra donc en faire autant mais mieux. Ça veut dire que dans certaines séances, on soit encore plus qualitatif.

Chaque minute d’entraînement devra avoir un but précis ?

Il faut de tout. Il faut par moments des séances d’entraînement où mentalement on ne s’engage pas trop, où on va plutôt s’appliquer sur la durée, l’endurance. Mais on sait que pour progresser, il faut s’engager mentalement fortement, c’est là que vous êtes le plus stimulé. Si vous donnez la même séance d’entraînement à plusieurs coureurs mais que vous ne mesurez pas la manière dont les athlètes se sont impliqués mentalement dans la séance, vous perdez beaucoup d’informations. Celui qui la fait juste pour la faire aura moins de stimulations que celui qui la réalise avec une implication mentale importante. Demain, ce qui va faire la différence, c’est cette capacité à intégrer le mental dans les séances d’entraînement, chose qu’on commence à faire aujourd’hui. On comprend mieux désormais que l’optimisation mentale, c’est ce qui va prendre le pas et permettra d’être meilleur globalement dans l’entraînement en général. Il faudra greffer une dimension mentale qui n’existe pas encore assez aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a changé récemment à ce sujet ?

On va dire que ce qui relève de la boîte crânienne, on avait du mal à l’investiguer, mais on le fait de mieux en mieux. Il y a des outils et des études intéressantes. On sait qu’on a encore beaucoup à gratter à ce niveau-là, on est loin d’avoir exploité la capacité mentale des athlètes. Pour moi, c’est ce qui va permettre de faire progresser et de stimuler davantage les coureurs, dès maintenant et dans un proche avenir.

On a aussi l’impression aujourd’hui que les jeunes amateurs sont équipés et entraînés comme des pros, et qu’ils ont moins de marge de progression lorsqu’ils arrivent dans une grosse structure. Vous l’observez de la même manière ?

« Dès que les gens ont du talent, vous les voyez tout de suite. Un jeune talentueux, ce n’est pas normal de le voir à 27 ans. Il est tout de suite avec les bons. Il n’est pas dans les champions tout de suite mais vous le voyez, parce qu’il a du talent. »

– Frédéric Grappe

Oui et non. Une décennie en arrière, c’est notre sport qui n’était pas normal. Aujourd’hui, on s’étonne que les jeunes marchent à 22 ou 23 ans. Mais ça aurait dû être la norme. Ce qui n’était pas normal, c’était de faire en sorte que les athlètes soient bons à 27 ou 28 ans. On était le seul sport dans ce cas là. Pourquoi ? Parce qu’en amateurs, ça ne travaillait pas terrible, ça ronronnait. Puis on arrivait chez les pros, on en faisait un peu plus et ça prenait du temps. Mais aujourd’hui, en cadets et juniors, les gamins ont quasiment tous un entraineur, et ils travaillent bien. Ce qui veut dire que ce développement qu’il n’y avait pas avant, il existe aujourd’hui. Donc quand ils arrivent chez les pros, ils sont déjà aguerris et ils sont vite performants. Certains s’en étonnent mais on ferait mieux de comprendre que c’est notre sport qui n’était pas normal. En judo, vous avez un technicien, en natation, des maîtres nageurs, en football, des éducateurs. Il y a que dans le vélo qu’il y avait très peu d’entraîneurs diplômés. Avoir un entraîneur salarié dans un club de vélo il y a dix ans, ça ne se faisait pas. Les autres sports se moquaient de nous et ils avaient bien raison.

C’est ce qui fait aussi qu’on a l’impression que certains coureurs stagnent plus qu’avant en arrivant chez les pros ?

Oui. Les jeunes qui ont du talent sont tout de suite là. Mais c’est normal, ça se passe dans tous les sports. Dès que les gens ont du talent, vous les voyez tout de suite. Un jeune talentueux, ce n’est pas normal de le voir à 27 ans. Il est tout de suite avec les bons. Il n’est pas dans les champions tout de suite mais vous le voyez, parce qu’il a du talent. Après évidemment c’est un métier, les jeunes vont progresser en endurance, prendre de la force quand ils arrivent chez les pros, mais les bases sont posées.

A l’avenir, aura-t-on le même degré d’entraînement chez les jeunes et chez les pros ?

Quand je vois ce qu’ils font en juniors, je pense qu’on peut dire que certains sont entraînés comme des pros. Ils ont une organisation et une manière de travailler extrêmement efficace. Mais c’est normal. A 17 ans, c’est normal de travailler. Il y a une règle dans l’entraînement : il faut être conscient du taux de progression d’un coureur. Un jeune talent, il a un taux de progression très important par rapport à la moyenne. Si vous voulez le faire éclore, il faut le faire travailler en fonction de son taux de progression. Si vous lui mettez des charges de travail en deçà, il va moins progresser et vous allez diminuer son taux de progression. Il faut entraîner les gens talentueux en leur donnant les bonnes charges de travail, plus que la moyenne, parce qu’ils peuvent répondre. Avant on n’osait pas, on se disait qu’on allait le griller, c’est des bêtises ça. Mais c’est un métier, il faut des entraîneurs pour encadrer tout ça.

L’entraînement a énormément progressé depuis 20 ans, est-on condamné à une progression plus lente et marginale dans les années à venir ?

On voit déjà ce qu’il se passe aujourd’hui. Il y a un très haut niveau, mais il y a davantage de haut niveau avec des coureurs très proches les uns des autres. Ça bosse bien dans beaucoup d’équipes. L’entraînement de demain, ce sera donc le coureur et l’entraîneur qui seront capables d’améliorer leur modèle de performance en y mettant de l’innovation, de la création. C’est ce que je dis à mes entraîneurs, soyez créatifs, imaginatifs. Et puis on aura sûrement un changement au niveau des entraîneurs, qui changeront d’équipe. Aujourd’hui, on a un modèle très statique mais je pense que ce système va évoluer. Il y aura plus de mutations entre les équipes.

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