Filippo Ganna. Un nom évocateur et un synonyme de puissance, qui inspirent désormais presque une forme de résignation des adversaires sur un contre-la-montre. Vainqueur de sept chronos d’affilé entre août 2020 et mars 2021, le champion du monde l’exercice solitaire s’est hissé au sommet de la hiérarchie en seulement quelques mois. Véritable machine à rouler plus vite que tout le monde, l’Italien de 24 ans fascine et alimente les fantasmes. Le plus récurrent : l’ancienne terreur de la piste peut-il devenir un coureur de classement généraux ? Est-il envisageable de le voir se mêler à la lutte sur un Grand Tour d’ici quelques années ? Analyse du cas Filippo Ganna, point par point.

Un ancien pistard, fort en contre-la-montre, qui développe des aptitudes de grimpeur avec le temps, l’équipe INEOS-Grenadiers sait faire, comme nous avons pu le voir avec Bradley Wiggins et Geraint Thomas, du temps où la structure britannique s’appelait encore Sky. Alors, c’est bon, on applique les mêmes méthodes d’entrainement à Filippo Ganna, on mixe cela avec leurs fameux « gains marginaux » et une perte de poids, et c’est la transformation réussie assurée ? Non, cela serait évidemment bien trop simple, et le cyclisme n’est pas une science automatique. Concentrons d’abord sur le point de départ, sa morphologie.

Morphologie

Quel type de coureur est Filippo Ganna ? Le plus important à relever est qu’il est l’un des coureurs les plus grands du peloton et qu’il affiche des mensurations qui sont à l’opposé de la définition que l’on pourrait se faire des grimpeurs : 1m93 pour 83 kilos. Un colosse qui, en l’état, ne peut espérer mieux qu’un exploit ponctuel dans les cols. Même s’il perd du poids, aspect que nous développerons par la suite, sa taille restera toujours un frein : non pas que l’on ne puisse pas bien grimper quand on mesure plus d’1m90 et que l’on est large d’épaules, mais d’un point de vue morphologie, ce n’est pas le meilleur profil. À puissance égale, en haute montagne, il sera désavantagé face à des plus petits gabarits, donc presque tous les coureurs.

On ne se rend pas bien compte de la taille et de son poids, car sur un vélo, les tailles/poids sont plus difficiles à estimer. Spontanément, nous avons l’impression que Ganna se rapproche, dans sa morphologie, de coureurs comme Tom Dumoulin ou Wout Poels, alors qu’il leur rend à tous les deux presque dix centimètres et dix kilos. En fait, le rouleur italien est un Hugh Carthy avec quinze kilos de plus. Pour tabler sur une comparaison morphologique cohérente, et sur deux hommes qui savent grimper, Filippo Ganna ressemble à Wout Van Aert et Miguel Indurain. Rien de rédhibitoire pour devenir une terreur dans les cols, donc. Dès lors, comment y parvenir ?

Chiffres & Entrainement

Pour cette section, nous avons fait appel à Jean-Baptiste Quiclet, entraineur de la performance chez AG2R Citroën, qui a accepté de nous aider à y voir plus clair sur le cas de l’Italien. « La particularité du grimpeur, c’est de rouler régulièrement dans un environnement montagneux. C’est à travers la répétition qu’on progresse, explique-t-il. Il y a une gestuelle à trouver, savoir gérer son effort est quelque chose qui s’apprend par la pratique. Un rouleur-grimpeur ne lisse pas son effort de la même façon qu’un pur grimpeur : le geste est moins naturel, cela prend nécessairement plus de temps pour affiner la technique et trouver le bon coup de pédale. » Si l’on se penche sur son activité sur les réseaux sociaux, via Strava et Instagram, Ganna a profité de la période hivernale pour parfaire sa condition et progresser en montagne : environ 20 000 mètres de dénivelé positif en décembre comme en janvier, à enchainer les cols italiens en solitaire et les stages avec les grimpeurs de son équipe aux Canaries.

Nous comprenons dès lors que pour qu’un rouleur progresse en montagne, cela nécessite de l’entrainement et de la répétition au niveau de la technique. Comment pouvons-nous expliquer les nombreux succès que nous avons vu au cours de la décennie écoulée ? Est-ce si facile de transposer ses aptitudes chronométrées en montagne ? « Ce n’est pas que c’est facile, c’est plutôt que les entrainement se complètent : adapter son rythme, lisser son effort et les entrainement typiques d’un rouleur réalisé avec un vélo de contre-la-montre sont similaires à ceux reproduits dans les cols. Quand les coureurs ont trouvé leur technique propre et leur fréquence de pédalage optimale en montée, c’est en bonne voie de réussite. Mais ce procédé prend plusieurs années, selon le temps alloué à cet entrainement en montagne. » Pour autant, est-ce que Filippo Ganna en serait capable ? Car il ne s’agirait pas de simplement limiter la casse, mais bien de performer en montagne ? Toujours d’après Jean-Baptiste Quiclet, « le nombre de watts par kilogramme qu’il faut développer pour se retrouver avec les meilleurs lors des arrivées en montagne, dans des montées de vingt à quarante minutes, est en moyenne de 5.6 à 6.2 W/kg. »

Difficile d’obtenir des chiffres, mais lors de son échappée victorieuse lors de la 5e étape du Giro 2020, il a été calculé que Filippo Ganna avait officiellement développé 550 watts pendant les 3 minutes et 30 secondes qui ont suivi son attaque du groupe de tête, qui était une pente qui oscillait entre 6 et 7%. 550 watts ÷ 83 kilos = 6,62 W/kg. Une puissance monstrueuse qui, si elle ne peut bien évidemment pas être maintenue pendant des kilomètres, signifie déjà au moins une chose : ces chiffres exceptionnels dénotent une capacité rare à l’effort, qui peut être transposée dans les cols. Ou, au moins, après une montée sur un rythme soutenu mais élevé, il aurait cette capacité d’accélérer et de produire ainsi de tels chiffres, qui l’approche des meilleurs grimpeurs du peloton. Bien sûr, cet exemple n’est pas une vérité générale, il n’est qu’un cas pris à un moment où il marchait sur l’eau, mais il illustre le fait que l’Italien a bien un potentiel à exploiter en montagne.

Pour autant, pour l’exploiter au mieux, une perte de poids est nécessaire. Combien ? « 6-7, grand minimum ». L’entraineur de la performance est formel et clarifie son propos : « sans perte de poids significative et progressive, impossible de l’imaginer répéter des efforts dans les cols. » Descendre autour des 75 kilos, voire un peu en dessous, serait alors la condition sine qua none pour l’espérer rivaliser sur la durée avec les meilleurs en montagne. Entrainement spécialisé + perte de poids régulière donc, en jouant sur les efforts physiques et la nutrition, rien d’inimaginable pour INEOS, une structure historiquement très à-cheval sur les calculs liés à la performance. Le hic, ce serait de risquer de perde de la puissance et ce qui fait sa force dans le peloton, c’est-à-dire sa domination dans les chronos. « Transformer un rouleur en grimpeur est un exercice plus simple que l’inverse. Tout comme il est beaucoup plus facile de s’efforcer de ne pas perdre de puissance que de vouloir en gagner, mais le résultat reste aléatoire. Le balance gain/préjudice peut vite pencher du mauvais côté, mais c’est seulement en essayant que l’on se rend compte si c’est possible ou non. »

Un risque de perte de puissance d’autant plus présent que Filippo Ganna a un exemple d’échec relatif sous ses yeux : Rohan Dennis, qui a certes progressé en montagne, en atteste son dernier Tour d’Italie, mais qui a reculé dans le même temps un peu dans la hiérarchie mondiale sur contre-la-montre. « Développer une qualité moins dominante prend du temps, et ce temps accordé à cet entrainement est grignoté sur celui que le coureur utilisait auparavant pour rester au sommet dans sa spécialité. Le point d’équilibre est difficile à trouver, et le risque est grand de dégrader dans une certaine mesure ses qualités premières. » Bilan : l’Australien ne gagne presque plus en chrono, et est équiper en montagne, sans réelle perspective de leadership. Son rapport poids/puissance semble avoir été altéré dans le seul domaine où il écrasait la concurrence. Méfiance.

Références en montagne

Quand on y regarde justement de plus près, en réalité, Filippo Ganna est déjà un grimpeur honnête. Sa classe, sa puissance et sa force font déjà de lui un coureur qui passe plutôt bien les bosses et les montagnes. En témoigne deux faits d’armes majeurs : la 5e étape du Giro 2020 donc et la 5e étape du Tour de San Juan. Dans le premier cas, échappé avec de solides clients (De Gendt, Carretero, Conti, etc.), il était le plus fort dans les interminables pentes du Valico Montesecuro (24kms à 5,6%). Dans le second cas, à la pédale, il finit 6e (dans la roue de Guillaume Martin et de Remco Evenepoel) et devant pléthore de bons grimpeurs, au sommet des 2 700 mètres de l’Alto Colorado. Nous noterons toutefois qu’être un grimpeur et savoir grimper sont deux choses différentes : dans les exemples qui précédent, l’étape était globalement plate avant cette montée finale, et réaliser un exploit dans un col ne signifie pas pouvoir reproduire cet effort dans une étape avec trois ou quatre grosses ascensions, ni pouvoir enchainer deux ou trois étapes de montagne à la suite. C’est surtout sur ce point que doit s’effectuer la progression, et c’est cette étape qui prend le plus de temps : obtenir l’endurance du grimpeur.

S’il part sans doute de plus loin, à cause de morphologie, qu’un Geraint Thomas par exemple, Filippo Ganna est en vérité plus près du Gallois, qui ne passait pas un pont d’autoroute avant son entrainement axé courses à étapes, grâce à ses aptitudes, qui combinent bon coup de pédale (alternance entre position assise et danseuse dans les cols) et sa caisse naturelle. Jean-Baptiste Quiclet témoigne une nouvelle fois : « je ne connais pas sa marge de progression et personne ne sait encore de quoi il est capable, pas même lui je pense, mais avec une telle force de la nature, tout est possible. Quand un athlète a la puissance qu’il a, le champ des possibles s’ouvre. Pour les coureurs de classe mondiale, il est toujours plus facile de changer de registres et de continuer à dominer ». Si cela semble bel et bien envisageable, est-ce au moins envisagé ?

Vision du principal intéressé et place au sein d’INEOS-Grenadiers

Filippo Ganna se rêve en premier lieu champion olympique du contre-la-montre, puis dans un second temps de triompher …sur les classiques. Comme il le déclare lors d’une des interviews réalisés pendant son Giro 2020 fabuleux : « les classiques ? Je les aime toutes. En commençant par Milan-San Remo puis Paris-Roubaix. Nous verrons comment je vais évoluer et comment je pourrai aborder ces compétitions. »

Monstre à rouler, puissant, élégant, massif, appétence pour les classiques dont l’Enfer du Nord, pour beaucoup son profil rappelle un certain Fabian Cancellera. De quoi se spécialiser avant tout sur cet objectif, plutôt que sur celui des classements généraux ? S’il confessait rêver du Giro, comme tout coureur italien, nous comprenons entre les lignes qu’il n’agit pas d’un rêve qui hante réellement ses nuits, dans tous les cas bien moins que son espoir olympique et son amour des classiques. Pour autant, il ne ferme pas complètement la porte au maillot rose, et plus si affinités. « Je veux juste continuer ma progression et continuer à construire mon physique. Et quand j’aurai fini tout ça et que l’équipe me demande si je veux essayer de m’illustrer sur les courses par étapes, je dirais alors pourquoi pas. »

Le « oui » est lâché du bout des lèvres, comme encore murmuré sans trop y croire. Lucide, Ganna sait qu’il aurait encore beaucoup à progresser pour atteindre un tel niveau, et qu’il devrait aussi griller la concurrence …interne. Prolongé jusqu’en 2023, l’Italien est conscient qu’il n’est pas près de jouer les premiers rôles dans les classements généraux chez INEOS-Grenadiers : si la hiérarchie reste mouvante derrière Egan Bernal, il y a beaucoup de leaders potentiels, entre les jeunes loups (Sivakov, Geoghegan Hart, Sosa, De Plus) avec les dents longues, les valeurs sûres (Carapaz, Yates, Martinez) et les vieux briscards (Thomas, Porte), qui ont tous prouvé plus que lui quand la route s’élevait. Le pôle « classiques Flandriennes » semble lui plutôt dégagé, avec aucun leader indéboulonnable, et le seul Dylan Van Baarle comme prétendant sérieux. Ce serait le choix de carrière le plus sensée. Pour autant, l’équipe INEOS-Grenadiers est toujours plus intéressée par les Grands Tours que par n’importe quelle classique : avoir un coureur top 10 mondial dans ses rangs, avec déjà de bonnes aptitudes en montagne, cela pourrait leur donner des idées. La balle est dans leur camp : vont-ils céder à cette prometteuse tentation ? À ce fantasme évoqué en introduction ?

Si tel est le cas et que l’essai est transformé, attention à la concurrence. Comme souvent avec cette structure britannique, peut-être, finalement, que le ciel est la limite ?

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