Ce matin, une troupe de journalistes était massée devant l’un des stands du village départ. Le stand n’avait rien de particulier. L’homme à l’intérieur, si. Moins affuté qu’il ne le fut, Andy Schleck discutait avec son frère. L’étape démarrait de Mondorf-les-Bains, au Luxembourg, chez lui, et le vainqueur du Tour 2010 était venu fêter la course qui l’a rendu si célèbre. Tout le monde n’avait d’yeux que pour lui. À travers cette lettre, je veux expliquer pourquoi mon regard et mon micro se sont aussi dirigés vers toi, Andy Schleck.

Prodigieux

Mai 2007, cela faisait un an que je n’avais pas regardé une course de vélo en intégralité. Je n’y croyais plus. Moi, le fan absolu de Jan Ullrich, de cette extravagante T-Mobile au maillot d’un rose si loufoque, j’avais été profondément touché, déçu par l’affaire Puerto. En ce printemps 2007 cependant, j’ai repris espoir, le goût du vélo m’est revenu. Un jeune homme de 21 ans éclaboussait alors les routes italiennes de son talent, de sa classe. Il finissait le Giro, son premier grand tour, à la deuxième place. Si jeune, si élégant, si fort, ce Luxembourgeois et son potentiel infini me faisaient rêver. Ce coureur longiligne, c’était toi, Andy. L’année suivante, pour ton premier Tour, tu connaissais la défaillance à Hautacam. Ce jour-là, tu as montré un visage humain, rassurant. La suite de ta première Grande Boucle dévoilait une autre de tes facettes, celle de la générosité, celle d’un coéquipier dévoué, prêt à tout, et… meilleur que tout le monde. Quand tu roulais, personne ne te suivait.

Cette générosité ne t’a jamais quitté, même effacé et avare en parole comme tu l’as été dans les premières années de ta retraite. Ta gentillesse non plus, ne t’a pas quitté. Les télévisions japonaises, les radios belges, la presse américaine. Tout le monde voulait un mot de toi. Chacun l’a eu. Ce matin, tu as pris le temps de répondre à tous les journalistes qui voulaient t’interviewer, tous les fans qui voulaient t’approcher, malgré l’insistance de ton petit garçon qui voulait son papa. Tu l’as pris dans tes bras et tu m’as répondu à moi aussi : « Ça fait plaisir de voir que tous ces fans ne m’ont pas oublié. » Quand face à la meute de journalistes à ta poursuite, tu faisais ton devoir, sans perdre le sourire. « Je suis un vainqueur du Tour, ça peut expliquer cet engouement, mais j’en suis heureux. Je suis très honoré de voir que j’ai toujours autant de fans autour de moi », me confiais-tu alors entre un plateau pour une télévision chinoise et un journaliste anglais.

Tu as pris un peu de joues depuis la première fois que je t’ai vu, en vrai. C’était le matin du 19 juillet 2010, j’avais monté le Port de Balès quelques heures auparavant. Je t’attendais en haut, pas très loin du sommet. L’année précédente, tu avais gagné Liège en avril puis tu avais fini second du Tour. Comme beaucoup, je me disais que cette année-là serait la bonne. Tu étais meilleur que Contador quand la route s’élevait, tu dominais le peloton. De mon perchoir, j’ai d’abord vu passer Thomas Voeckler, le chouchou des fans, et d’autres échappés. Quelques minutes plus tard, je t’ai aperçu de loin, dans ton maillot jaune. Tu t’es dressé sur les pédales à 500 mètres de moi, tu as accéléré et tu as mis quelques mètres entre toi et Contador, ton grand rival.

Grandeur et décadence du romantique

C’était fait, tu achevais le maître des lieux pour prendre possession définitive de ce jaune qui t’allait si bien. Puis je t’ai vu regarder tes pieds, ton pédalier. Je n’ai pas compris tout de suite, tu perdais de la vitesse, puis tu t’es arrêté. Alberto Contador ne t’a pas attendu ce jour-là, et il a pris le maillot jaune de l’autre côté du col, à Bagnères-de-Luchon. Ma radio était allumée, j’entendais les gens le siffler. J’aurais aimé le faire moi aussi. Dans ta miséricorde, tu l’as pardonné. Moi aussi. Après tout, tu avais tant d’années devant toi pour pouvoir amener ce maillot jusqu’à Paris. Tu n’avais que 25 ans, tu avais récolté un troisième maillot blanc, comme Jan Ullrich dont tu prenais la place dans mon cœur de fan.

En 2011, c’était ton Tour, ça ne pouvait tourner différemment. Sur l’étape terminant au Galibier, le romantique du vélo que tu étais s’est montré encore une fois entreprenant, plus encore qu’à l’habitude. Malheureusement, ta fantastique épopée de soixante kilomètres avait fini par te coûter le Tour, que remportait enfin Cadel Evans, un autre maudit. Ensuite, ta carrière a vrillé. L’année 2012 commençait pourtant bien, le TAS te rétribuait le Tour 2010. Mais ce fut la dernière bonne nouvelle de ta carrière. Le contrôle positif de Frank pendant le Tour entamait ton moral alors que ton corps avait commencé à lâcher un peu plus tôt dans la saison. En 2013, le grand public s’en assurerait sur le Mont Ventoux, en plein milieu de la centième Grande Boucle. Avant cela, ton Tour était terne, tu étais loin au classement mais je n’arrivais pas à y croire. Je pensais que tu te reprendrais. Au bout de 200 mètres sur le Ventoux, alors que tu étais à l’arrêt sur la droite de la route, j’ai compris, tu ne serais plus jamais le même. L’année d’après tu prenais ta retraite après une terrible chute sur les routes du Tour qui avaient fait ta gloire. Tu avais 29 ans, seulement.

Aujourd’hui en te voyant, je préfère me souvenir du bonheur que tu as donné plutôt que de penser à la carrière à côté de laquelle tu es passé. Même si tu ne gagnais pas toujours, tes victoires étaient belles. Celle que tu as offerte à ton frère aussi. Elles avaient le goût d’un vélo qu’on a désormais peut-être perdu. « Le cyclisme devient de plus en plus professionnel, c’est très organisé. Le vélo perd de son charme. La façon dont j’ai gagné sur le Galibier en 2011 ne serait plus envisageable aujourd’hui, malheureusement. » Tu m’as dit ça ce matin mais je ne t’ai pas cru. Ton incroyable odyssée alpestre est encore possible. Si seulement tu étais toujours sur le vélo, tu le démontrerais. Le romantisme ne s’écrasera jamais sur le mur lisse du pragmatisme.

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