A l’arrivée du Tour de Lombardie, samedi, le peloton professionnel prendra un coup de vieux. Frank Schleck, 36 ans, passera dans le camp des retraités. Après quinze saisons complètes dans l’élite, le Luxembourgeois rendra une dernière fois son vélo à ses mécaniciens. Treize ans après avoir disputé son premier Monument, déjà sur les routes lombardes. Pour le moment, il ne réalise pas encore vraiment ce qui l’attend. Ça viendra petit à petit, dit-il. Mais à quelques jours de la fin, il s’est confié à la Chronique du Vélo. Pour raconter ses derniers moments de coureur pro, mais aussi revenir sur quelques grands épisodes de sa carrière. Avec décontraction et bienveillance.

Comment vivez-vous le fait d’être à quelques jours de votre dernière course chez les profesionnels ?

Je pense que je le vis bien, parce que pour le moment pas grand chose n’a changé. Je suis encore pleinement concentré sur les courses. Je continue de faire beaucoup de sacrifices et de ne penser qu’à l’épreuve qui arrive. C’est difficile de me rendre compte aujourd’hui que ça va être ma dernière course. J’y pense, parfois, mais c’est tout. J’aurais besoin d’un peu de recul pour réaliser.

Pensez-vous que vous vous en rendrez compte en descendant de vélo pour la dernière fois ?

Je ne suis pas sûr. Ça ne va pas se faire d’un coup, ce n’est pas un bouton que l’on met sur « on » ou sur « off ». Ça va se faire avec le temps. Je vais réaliser petit à petit que c’est fini, mais pas immédiatement après la course. Il me faudra quelques semaines, c’est un processus qui je pense va s’installer petit à petit. C’est aussi avec le recul que je repenserai à ma carrière, alors qu’aujourd’hui je suis uniquement concentré sur la course qui vient, je ne veux pas regarder en arrière. L’émotion arrivera donc plus tard. C’est difficile à expliquer, mais c’est en tout cas comme ça que je l’imagine.

Avez-vous abordé d’une manière spéciale vos dernières courses, au Canada puis en Italie ?

Non, pas vraiment. J’ai toujours mes petits rituels avant la course, ça ne change pas. Mais parfois, c’est vrai que quand tu souffres, que t’es à la limite de la rupture, tu te dis : « Allez, plus que deux courses à faire et ce sera terminé. »

Comment avez-vous vécu cette saison 2016, votre dernière chez les pros, où vous avez encore connu des chutes, des abandons, etc ?

Déjà la décision d’arrêter est venue très tard, à la fin du Tour de France, avec ma famille. J’ai quinze ans de professionnalisme derrière moi, j’ai vécu une très belle carrière, et avec l’âge il y a une maturité qui vient. Les chutes sont devenues un vrai problème pour moi parce que j’ai deux enfants à la maison. Avec la maturité, tu réfléchis plus et tu as davantage peur de chuter. A côté il y a plein de jeunes coureurs qui arrivent avec un état d’esprit complètement différent. Mais c’est une évolution normale, on le vit chaque année. Il faut faire avec, on est obligés d’en arriver là au fil des années.

Tous les ans, il y a des grands coureurs qui s’arrêtent, c’est inévitable. Ça n’empêche pas le vélo de continuer, et ça continuera même sans Schleck et Cancellara.

Il y a quelques années, avez-vous été ce coureur presque inconscient, qui prenait des risques que vous jugez aujourd’hui inconsidérés ?

J’étais différent oui, mais pas inconscient. J’avais moins peur, mais être papa change beaucoup de choses. J’ai d’autres responsabilités, il n’y a pas que le vélo dans la vie, alors que c’était davantage le cas il y a quinze ans. C’est l’évolution qui veut ça.

L’année prochaine, dans le peloton professionnel, il n’y aura donc plus Frank Schleck, ni Fabian Cancellara. Vous vous rendez compte du vide que vous allez laisser ?

(Il rit) Merci, je le prends comme un compliment. Mais tous les ans, il y a des grands coureurs qui s’arrêtent, c’est inévitable. Ça n’empêche pas le vélo de continuer, et ça continuera même sans Schleck et Cancellara. La roue ne va pas s’arrêter de tourner parce que certains partent à la retraite. Ce jour-là arrive forcément, il faut s’y faire. C’est comme le jour de la mort. On ne peut pas y échapper. Moi, je suis simplement content d’avoir pu prendre la décision moi-même.

On ne peut pas parler de votre retraite sans revenir sur vos grandes performances. Parmi elles, il y a ce podium sur le Tour 2011, avec votre frère Andy. C’est votre plus beau souvenir ?

C’est certainement un de mes plus grands souvenirs, oui. Mais je n’aime pas comparer mes grands résultats. Ce sont tous des moments à part, avec des émotions différentes. Donc je ne dirais pas que c’est le plus grand moment de ma carrière, comme je ne dirais pas que c’était ma victoire à l’Alpe d’Huez (sur le Tour 2006, ndlr) ou sur le Tour de Suisse (2010, ndlr). Tous ces résultats ont leur caractère, ce sont tous des souvenirs magnifiques.

Pour autant, qu’est-ce qui vous revient en tête en premier à propos de ce Tour 2011 ?

Le moment où j’ai pu prendre ma fille dans les bras et monter sur le podium du Tour de France. C’était des émotions incroyables.

Cette année-là, vous avez aussi terminé sur le podium de Liège-Bastogne-Liège avec Andy. Peut-on dire que c’était l’apogée des frères Schleck ?

Si on regarde les résultats, oui, on est forcés de dire que c’était une très bonne année pour nous. On a couru beaucoup de temps ensemble, on a passé beaucoup de saisons au top, mais 2011 était bien évidemment une très belle année.

Bien sûr, personnellement j’ai pu être amer, mais ça ne compte pas. L’important, c’est que Carlos Sastre et CSC ont gagné le Tour de France. Et face à ça, je ne ferai jamais le poids.

A propos du Tour 2008

Le Tour et vous, c’est aussi 2008. Vous êtes maillot jaune à quatre jours de l’arrivée, mais finalement, c’est votre coéquipier Carlos Sastre qui l’emporte. Quel regard portez-vous sur cet épisode huit ans après ?

Être maillot jaune et se faire attaquer par son propre coéquipier, ça n’arrive pas souvent, c’est sûr. Mais au final, ce qu’il faut retenir, c’est que l’équipe a gagné le Tour de France avec Carlos. C’était le plus important. Quand on est engagé par une équipe, c’est pour remporter des courses. Alors à titre personnel je peux avoir des regrets, mais je ne peux pas dire que c’était une erreur de la part de l’équipe ou de Carlos, parce qu’il y a la victoire au bout. C’était le bon choix à faire. S’il avait terminé deuxième, j’aurais pu me plaindre, mais là non. De l’extérieur, on ne peut que dire qu’il a eu raison d’agir comme ça.

On peut en effet féliciter Sastre et la CSC. Mais à titre personnel, avez-vous ressenti de l’amertume ?

(Il rit) Je pense que… (Il s’interrompt). Oui bien sûr, personnellement j’ai pu être amer, mais ça ne compte pas. L’important, c’est que Carlos Sastre et CSC ont gagné le Tour de France. Et face à ça, je ne ferai jamais le poids. J’étais employé pour faire gagner l’équipe, c’est ce qu’on a fait. Il faut vivre avec ça, c’est tout.

La suite de votre histoire avec le Tour, c’est 2012 et ce contrôle positif à un diurétique, avec la suspension qui s’ensuit. Est-ce qu’on peut dire qu’après ça, on n’a pas revu le même Frank Schleck ?

Non, je ne dirais pas ça. Je pense que j’ai vécu de très belles époques, et que j’ai eu des passages difficiles, mais j’ai gagné et j’ai eu des bons résultats même après cette suspension. Je me suis battu pour revenir à mon niveau et je pense que je l’ai montré. Mais forcément, avec l’âge, ça ne devient pas plus facile.

Vous allez prendre votre retraite deux ans après votre frère Andy. On a souvent dit que vous ne pouviez pas courir l’un sans l’autre, mais était-ce une réalité ?

Ce n’est pas complètement faux. Au début, il m’a beaucoup manqué. Ne plus l’avoir avec moi avait quelques avantages : quand il y avait des chutes, je n’avais pas à m’inquiéter pour Andy, il n’était plus là. Mais d’un autre côté, on était souvent meilleurs ensemble. On se comprenait bien, on était en famille sur la course. Mais honnêtement, je savais depuis un moment avant sa retraite que ça allait être difficile pour lui de revenir, que ses problèmes de genou n’allaient pas s’améliorer. Alors on s’était mis dans la tête, petit à petit, qu’on ne courrait plus ensemble.

Certains ont pu avancer par moments qu’Andy courait davantage pour vous que pour lui. Vous l’avez ressenti comme ça ?

Non, on a toujours fait le maximum. Gagner le Tour a toujours été l’objectif n°1, que ce soit pour Andy ou pour moi. On aurait tout fait pour réussir. Alors pouvoir monter tous les deux sur le podium était beau aussi, mais on aurait préféré que l’un ou l’autre gagne le Tour.

Avec Andy, vous paraissiez être des vainqueurs de grands tours en puissance. Mais lorsqu’on fait le bilan, à vous deux, vous n’en avez gagné qu’un, et sur tapis vert (le Tour 2010 pour Andy). C’est assez maigre, non ?

(Il rit) Oui, je vois le sens de la question. On était toujours parmi les favoris des grands tours, et finalement Andy n’en a gagné qu’un. Mais gagner le Tour de France, ce n’est pas comme rentrer dans un magasin de bonbons. Ça se gagne à la pédale, et ce n’est pas facile comme ont pu l’imaginer certains. Il y a tellement de choses qui rentrent en ligne de compte…

J’avais terminé troisième (du Tour de Lombardie 2005), on m’avait dit : « Tu vas en gagner quelques uns des Tours de Lombardie, tu verras ! » Et finalement, je n’en ai jamais gagné.

Vos grandes années, c’est le Tour bien sûr, mais aussi les classiques ardennaises. Que ressentiez-vous ces dernières années lorsque vous alliez sur l’Amstel ou Liège-Bastogne-Liège sans pouvoir jouer la gagne ?

C’est comme ça. J’ai toujours été à l’aise sur ces courses, mais les années se suivent sans se ressembler. C’est une évolution naturelle. Je fais souvent le parallèle avec une voiture. Aujourd’hui, vous pouvez acheter une voiture de 200 chevaux. Demain, dans deux semaines ou dans deux ans, elle fera toujours 200 chevaux. Un corps humain, ce n’est pas pareil. Alors j’admire toujours beaucoup ces courses, j’ai toujours essayé d’y venir dans la meilleure forme possible, mais je n’ai pas toujours pu y jouer la gagne. C’est comme ça, c’est l’âge. Il y a des jeunes qui arrivent et qui veulent se tailler une part du gâteau. En luxembourgeois, on a une expression qui dit : il est plus facile de devenir le roi que de le rester.

En 14 ans de carrière, vous avez donc tout connu, des grandes victoires aux grandes désillusions. Que retiendrez-vous dans la globalité ?

Que j’ai fait beaucoup de sacrifices, que j’ai vécu la passion du vélo et que je n’ai aucun regret parce que j’ai toujours fait le maximum. On n’a jamais pu m’en demander plus.

Le Tour de France 2008, ce n’est pas un regret ?

Non, vraiment pas, parce que je pense avoir toujours donné le maximum, y compris sur cette course.

Quelle image voudriez-vous qu’on retienne de Frank Schleck ?

Ce n’est pas à moi de décider, je pense. Mais j’ai été un coureur, aujourd’hui je suis un père de famille qui a les pieds sur terre. J’aimerais qu’on me voit comme ça, mais je ne choisis pas. En revanche, ce que je peux dire, c’est que j’ai toujours été moi-même. Je n’ai jamais joué un autre personnage et c’est ce qui compte.

Vous prendrez votre retraite sur le Tour de Lombardie. C’était déjà le premier monument que vous aviez disputé, en 2003. Quels souvenirs en avez-vous ?

C’est un beau symbole, hein ! En 2003, je crois que c’est Bettini qui gagne, c’est ça ? Ça me faisait bizarre d’arriver sur une telle épreuve. Je manquais d’expérience et 240 kilomètres, c’est usant pour un jeune. J’avais terminé troisième, on m’avait dit : « Tu vas en gagner quelques uns des Tours de Lombardie, tu verras ! » Et finalement, je n’en ai jamais gagné.

Mais là, vous nous parlez de 2005, pas de 2003 !

(Il rit) Mais c’est facile parce que vous avez vos notes devant vous ! Honnêtement, ça m’était sorti de la tête. Je me rappelle bien de 2005, mais pas vraiment de 2003.

Alors finalement une fois cette dernière course achevée, qu’allez-vous faire ? Cet hiver vous n’aurez pas à vous entraîner, et pas non plus de reprise au mois de janvier…

Ça va me faire tout drôle, honnêtement. J’ai un peu peur. Je suis content de pouvoir passer un peu plus de temps avec ma famille, mais en même temps depuis quinze ans je n’ai fait que du vélo, alors j’appréhende. C’est un grand changement. Je vais donc essayer de rendre un peu à mes proches ce qu’ils m’ont donné. Ils ont fait tellement de sacrifices. Pour tout le reste, j’ai des projets en lien avec le vélo, j’aimerais bien continuer à partager ma passion et transmettre aux jeunes mon expérience. Mais c’est un peu tôt pour en parler, je m’en préoccuperai un peu plus tard. Pour le moment je vais juste profiter.

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