Chaque année, le Tour d’Italie s’efforce de bâtir des ponts entre l’intérêt sportif dominant et l’histoire régionale de certains territoires. En 2011, l’heure était à la célébration du 150ème anniversaire de l’unité italienne. L’année suivante avait traversé la citadelle d’Assise, quand l’édition 2013, elle, s’était arrêtée aux portes de la frontière slovène, commémorant la catastrophe de Vajont. Cette fois, c’est dans la même région du Frioul que les organisateurs avaient à cœur de tracer un parcours historique, rendant hommage aux 990 victimes du tremblement de terre de 1976, il y a quarante ans.

Un circuit reliant des cités dévastées

6 mai 2016 : Fabio Sabatini s’élance le premier du vélodrome d’Apeldoorn sur les routes du Giro. 6 mai 1976 : un terrible séisme de magnitude 6,4 secoue une région entière à l’heure du dîner. Dans la vallée du Tagliamento, où l’on aperçoit les sommets des Dolomites à l’ouest et des Alpes Juliennes à l’est, ce sont des villages entiers qui subissent la colère d’une terre ayant longtemps assuré une grande partie des revenus locaux. Dans cette zone sismique classée aujourd’hui parmi les plus à risques du territoire transalpin, les répliques continueront même pendant près de quatre mois, jusqu’au 15 septembre. Même si l’histoire italienne est jalonnée par des tremblements de terres parfois beaucoup plus meurtriers, comme celui de 1908 au niveau du détroit de Messine – il avait provoqué plus de 90 000 décès -, les conséquences économiques et architecturales engendrées dans le nord-est de l’Italie sont amenées à peser sur le long terme. Si l’on a pour habitude de moquer le sud du pays, le fameux « Mezzogiorno », où corruption, mafia, et sous-développement perdureraient, la province d’Udine ne jouit pas d’une excellente santé économique, et les strates d’une société agraire, paysanne, se font encore sentir. S’il aura fallu deux années pour remettre sur pied les principaux bâtiments touchés, la reconstruction des monuments historiques et des endroits plus reculés, elle, ne s’est véritablement terminée qu’aux alentours de 2006.

Les derniers à être rénovés seront principalement les châteaux datant de l’époque médiévale, nichés sur les nombreux éperons rocheux. À Villalta di Fagagna, Artegna, Faedis, Gemona, c’est tout un patrimoine qui a pu être sauvé, malgré près de 100 000 bâtiments, monuments ou habitations recensés en état critique. Ainsi, la treizième étape du Tour d’Italie, qui s’est courue vendredi dernier, ne pouvait pas l’ignorer. En partant de Palmanova, véritable bijou fortifié en étoile du temps de la République de Venise, le peloton aura parcouru 170 kilomètres entre campagnes et montagnes, pour atterrir à Cividale, autre étape touristique incontournable inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2011. Entre temps, il a fallu grimper la Cima Porzus, une difficulté à la pente traître, ayant aussi provoqué des dégâts, cette fois au sens figuré. En proposant ce tracé une journée avant de franchir les plus grands sommets de la Marmolada, les organisateurs avaient la volonté de dynamiter la course, et de l’inscrire dans ce contexte particulier. Pour preuve, la traditionnelle Gran Fondo, randonnée permettant aux amateurs de disputer la même étape que les professionnels, eut lieu le même week-end. Un travail de mémoire, saluer par les élus locaux. Le cyclisme a la vertu de médiatiser, via de belles images et de belles histoires, les particularités frioulanes.

Un cadre de plus en plus convoité

On aurait pourtant bien tort de s’arrêter à la description paysagère ou historique du Frioul pour justifier sa présence de plus en plus répétée au programme du Tour d’Italie. Située aux confins orientaux de la Botte, l’ancienne province austro-hongroise, par sa géographie, n’est pas avare en opportunités. La plaine qui la caractérise, au sud, avec le bord de mer lagunaire jusqu’à Trieste, peut accueillir sans difficulté une étape pour sprinteurs. C’est ainsi qu’y a été jugée l’arrivée de l’épreuve en 2014, avec la victoire du frontalier Luka Mezgec. Sa situation offre au Frioul une fonction de carrefour idéal, entre le rivage adriatique et la plaine du Pô d’un côté, et les Dolomites de l’autre, plus souvent juges de paix que les Alpes. Le Monte Zoncolan, déniché en 2003 par Carmine Castellano, est surnommé le « monstre du Frioul », et symbolise ces nouveaux cols, découvert sur le tard, devenus en un rien de temps des classiques de la course rose. Dernier en date, l’Altopiano del Montasio, qui a vu la victoire de Rigoberto Uran en 2013. On rêve même, dans les coulisses du Giro, d’un séjour prolongé dans la région d’ici quelques années.

Ce serait aussi rendre hommage à Ottavio Bottecchia, légendaire coureur des années 1920, double vainqueur du Tour de France avec neuf étapes à la clé, à la mort intrigante à une époque où l’Italie rentrait de plein pied dans le fascisme. Maçon de formation et socialiste convaincu, le natif de Gemona était l’un des rares à évoluer sans sponsor dans le peloton de l’entre-deux guerres. À mettre à son crédit également, la pérennité de sa propre entreprise, qui empruntait son nom. Produisant principalement des cadres pour VTT, elle fut dernièrement liée à la défunte formation Acqua e Sapone, où évoluait Stefano Garzelli. Toute une filiation, remontant à ce soldat malgré-lui de la Première Guerre, premier « azzuri » à remporter la Grande Boucle. Gino Bartali lui-même disait que sans Bottecchia, jamais il n’aurait fait le déplacement de l’autre côté des Alpes. La tradition cycliste est donc solide dans ce coin d’Italie, même si l’actuel représentant, Alessandro De Marchi, n’a pas l’aura de ses prédécesseurs. Que le vainqueur d’étape de vendredi soit espagnol n’est alors pas si grave : les spectateurs locaux et les représentants officiels se frottent déjà les mains. L’opération séduction a bel et bien fait mouche.

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