Au printemps, Matteo Trentin avait fait germer l’idée d’un grand Tour unique, qui passerait par l’Italie, l’Espagne et la France. Finalement, chaque épreuve s’est déroulée de son côté mais le Tour d’Europe en tant que tel a en réalité déjà existé, dans les années 1950. Une aventure de courte durée mais qui a marqué ses acteurs.

Le journal, le passeport et les frontières

Francis Pélissier, patron de l’équipe La Perle-Hutchinson de Jacques Anquetil, doit résoudre un casse-tête en cette fin d’été 1954. Il ne parvient pas à réunir assez de coureurs pour le premier Tour d’Europe de l’histoire, qui s’élance dans quelques jours. De passage au service course de son équipe, il croise alors Jean Lerda, tout fraîchement passé professionnel. Pélissier lui parle de ce qu’il appelle « le Tour du monde » et embarque le coureur marseillais dans l’aventure. « Mes parents ne sont pas au courant que je pars », s’inquiète Lerda. « Ils verront ton nom dans le journal », lui répond Pélissier sans s’inquiéter.

Sauf que Jean Lerda chute et doit abandonner au milieu de l’épreuve. Bien loin de la France, alors que dans la précipitation, il est parti sans passeport. A chaque poste-frontière, Pélissier remet donc son coureur sur le vélo, discrètement, le temps de passer sans encombre pour rentrer, petit à petit, jusqu’à Strasbourg où était jugée l’arrivée finale. « Ils étaient nombreux à avoir pris le départ sans passeport, mais ils ne pouvaient pas s’arrêter sinon ils finissaient en prison », raconte pour la Chronique du Vélo Jean-Paul Ollivier, ancien journaliste de France Télévisions.

Pour cette première édition, née de l’imagination de Jean Leulliot, ancien journaliste à L’Auto puis directeur du magazine Route et Piste, l’organisation est légèrement chaotique. On ne parcourt pas l’Europe sans quelques couacs, surtout à cette époque. Les formations au départ sont faites de bric et de broc, entre quelques équipes de marques et des sélections nationales, dénuées des grands leaders, pas emballés à l’idée de courir une telle course fin septembre, juste avant le Tour de Lombardie ou Paris-Tours. Puis pendant la traversée européenne en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne, Autriche, Italie et Suisse, avant le retour en France, se succèderont des problèmes de service d’ordre et la mort d’un coureur suisse, victime d’un accident avec une voiture. « Ça a flanché de tous les bords », explique Jean-Paul Ollivier, qui a bien connu Jean Leulliot par la suite.

Racheté par les grandes épreuves européennes

Joseph Wasko, ancien coureur, n’a pas connu cette première édition en 1954, mais la deuxième – et dernière – en 1956. A 88 ans, sa mémoire est vivace. Il se rappelle des deux avions qu’il avait pris pour se rendre à Zagreb, où était donné le départ avant de traverser l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la France et la Belgique. « C’était ma première grande course en équipe de France », nous dit-il. Lors de la troisième étape, en Italie, Wasko termine deuxième, battu au sprint. « On s’était échappés à trois, avec un Polonais et un Italien. Fallarini, c’était son nom, je m’en souviens parce qu’il m’a battu. » Sur la piste cendrée d’Udine, le Français prend l’extérieur, un mauvais choix. « Je me suis embourbé et je n’ai pas gagné », raconte le Nordiste. Quand il reparle de ces années-là, Joseph Wasko dit « dans le temps », comme pour rappeler que tout a changé. La nostalgie pointe, parfois : « Ce Tour d’Europe, c’était quelque chose de fort. »

Celui de 1956, pourtant, n’était pas tout à fait celui de 1954. Entre temps, Jean Leulliot avait quitté l’organisation, l’épreuve étant rachetée par L’Equipe, Le Parisien Libéré, La Gazzetta dello Sport et Les Sports, journal belge. Tous organisateurs de courses d’envergure, notamment le Tour de France et le Giro, ils avaient vu d’un mauvais œil la création du Tour d’Europe. Encore plus parce qu’il était l’œuvre de Jean Leulliot. « Il avait failli à la collaboration pendant la guerre, détaille Jean-Paul Ollivier. Alors il est devenu en quelque sorte l’ennemi de Jacques Goddet, le patron du Tour. Quand il lance le Tour d’Europe, on veut le torpiller. » Hasard ou pas, le Tour de France 1954 s’élance alors pour la première fois depuis l’étranger, avec un départ d’Amsterdam.

L’admirable Rivière

Une rivalité qui ne touche pas véritablement les coureurs, si ce n’est qu’en 1956, l’épreuve est réservée aux amateurs et indépendants. Joseph Wasko y côtoie alors un jeune coureur de 20 ans seulement, Roger Rivière, dont il va vite devenir admiratif. « Il savait courir, il avait de la classe sur son vélo. Mais il était aussi élégant en dehors du vélo, raconte le Français. C’est malheureux comment il a terminé sa carrière (une chute fatale dans le Tour en 1960, avant de décéder en 1976 à 40 ans, ndlr). » Mais juste avant de passer professionnel, Rivière remporte donc ce Tour d’Europe haut la main, alors que l’équipe de France termine l’épreuve à cinq coureurs seulement, après avoir pris le départ à une dizaine.

Joseph Wasko, lui, nourrit une déception éternelle : il n’a pas rechigné à travailler pour Rivière, mais il sait qu’il aurait pu terminer plus haut, au classement général. « Il y avait des routes pas idéales à cette époque, et je suis tombé dans la descente du col du Brenner, en Italie, où il faisait très mauvais, se souvient-il. J’avais cassé mon dérailleur et je l’avais arrangé avec une courroie pour qu’il reste sur une denture. J’avais terminé l’étape comme ça. » Wasko marchait fort, mais rétrogradé au classement, il avait ensuite fait la course d’équipe.

Il n’aura jamais la chance de prendre sa revanche sur ce Tour d’Europe, plus organisé après l’édition 1956. Le Tour de la Communauté européenne, entre 1986 et 1990, fera renaître l’illusion d’une course par étapes s’étalant sur l’ensemble du continent, encore une fois sans lendemain. Du véritable Tour d’Europe, il ne restera donc dans l’histoire que deux éditions isolées, un vainqueur prestigieux et quelques anecdotes. Joseph Wasko y repense, parfois. « Ça me revient parce que je pense souvent à Rivière et au fait qu’il n’a pas eu de chance. » Comme souvent, les grands champions font perdurer les souvenirs.

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