Si vous parlez de cyclisme suisse à des historiens du sport, deux noms viennent instantanément à leur esprit. Kübler et Koblet. Homonymes à deux lettres près, ils ont enchanté les années d’après-guerre de leur duel, grâce à des personnalités diamétralement opposées.

L’aigle et la colombe

Les métaphores animales vont bon train pour comparer des sportifs. Ferdi Kübler, alias l’aigle d’Adliswil, était la perfection incarnée, un bourreau d’entraînement au caractère bien trempé. Quant à Hugo Koblet, surnommé le « pédaleur de charme », il grimpait les cols avec la légèreté d’une colombe et éblouissait ses adversaires de sa classe. Tout opposait les deux hommes jusqu’à leur position sur le vélo, tellement représentative de leur personnalité. Koblet donnait tout simplement l’impression de voler, avec une aisance qui devait décourager les plus téméraires décidés à s’accrocher à sa roue. Kübler, c’était la hargne sur le vélo. Il s’accrochait à sa monture et semblait donner tout ce qui lui restait dans les jambes à chaque coup de pédale. Inconcevable pour son compatriote, qui misait surtout sur son immense talent et s’intéressait plus à son apparence qu’à son programme d’entraînement. « Hugo avait une manie, écrivent Jean-François Loudcher et Monica Aceti dans un article sur la rivalité entre les deux Helvètes. A chaque arrivée, il sortait son peigne de la poche de son maillot, afin de faire bonne figure. »

Les années 1950 et 1951 marquent le sommet de leur domination. La première année, Koblet survola le Giro et deux mois plus tard Kübler réalisa une démonstration de force sur les routes de France. Mais c’est surtout en Suisse et en Romandie que les oppositions pour la suprématie nationale avaient lieu. Ferdi s’en est le plus souvent mieux sorti qu’Hugo, deux victoires contre une au général de l’épreuve Romande, chacun remportant huit étapes. Un record qui tiendra plus de quarante ans. Sur le Tour de Suisse, c’est égalité parfaite avec trois victoires et onze étapes chacun. S’il fallait sortir un gagnant de ce duel, c’est vers Ferdi Kübler qu’il faudrait se tourner. Son année 1951 est exceptionnelle. Troisième du Giro, il double Romandie-Suisse, la Flèche Wallonne-Liège et championnats de Suisse et du Monde. Koblet ne peut que s’incliner devant son aîné mais profitera tout de même de son absence estivale pour s’adjuger la Grande Boucle.

Opposés jusque dans la mort

Ce duel est comparable à Bartali-Coppi quelques années avant et Poulidor-Anquetil la décennie suivante. Des affrontements entre deux personnalités différentes, deux mondes différents qui coupent un pays en deux. Gino le pieux contre Fausto et ses frasques amoureuses, Poupou et la France profonde contre Anquetil, « l’aristocrate de la bicyclette » selon Antoine Blondin, ont leurs homologues en Suisse. Dans une époque où le cyclisme s’est construit à coups de duels presque fratricides, mais surtout avec des oppositions de style. Chacun se devait de prendre partie pour l’un ou l’autre, et ce n’était pas seulement une question de sport. C’était aussi des valeurs de vie, d’une certaine idée de la société. La position historique de neutralité de la Suisse a fait que ce duel a eu moins d’impact que chez ses pays voisins, aussi parce que la personnalité de Koblet inspirait la méfiance chez certains. Mais on était soit Koblet, incarnation de la modernité, soit Kübler, enfant du peuple aux valeurs traditionnelles. Et l’impression laissée est que l’un ne va pas sans l’autre, la proximité de leur nom y étant sûrement pour quelque chose.

Les fins de vie des deux champions sont aussi une antithèse. Hugo Koblet meurt tragiquement, la veille de ses quarante ans, à bord de son Alfa Romeo. Comme pour garder un souvenir éternel de sa jeunesse, lui qui n’aurait sûrement pas supporté vieillir. L’absence de traces de freinage sur la route laisse planer l’hypothèse d’un suicide, de quoi entretenir un peu plus la légende du « pédaleur de charme. » Ferdi Kübler s’est lui éteint à l’âge de 97 ans, en décembre dernier. Comme s’il avait lutté jusqu’aux derniers instants de sa vie, à l’image de sa hargne à franchir les cols devant tout le monde. Il n’est pas arrivé au sommet de son Ventoux il y a quelques mois, à l’image de cette anecdote lors de sa découverte du géant de Provence en 1955. « Attention Ferdi, le Ventoux n’est pas un col comme les autres » lui criait Rapahël Géminiani à ses côtés sur le vélo. « Ferdi n’est pas non plus un coureur comme les autres » rétorqua le Suisse. Il abandonna quelques kilomètres plus loin, épuisé par des pentes trop abruptes.

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