Il y a quarante ans, Bernard Thevenet remportait son deuxième Tour de France. Mais lors de son premier, deux ans auparavant, le grimpeur français avait fait la différence dans l’Izoard, où il avait dominé un Eddy Merckx battu pour la première fois sur le Tour. Un épisode tant de fois raconté, mais dont on ne se lasse jamais vraiment. Sans doute parce que depuis, il n’y a eu que deux vainqueurs français sur le Tour : Hinault et Fignon. Pour la Chronique du Vélo, l’ancien champion, affable, revient donc sur cette étape folle et sur sa rivalité avec le meilleur coureur de l’histoire, Eddy Merckx.

En 1975, vous gagnez et endossez votre premier maillot jaune à Pra-Loup au bout de la quinzième étape. Le lendemain, dans quelles dispositions étiez-vous avant cette mythique étape entre Barcelonnette et Serre Chevalier, avec l’Izoard en dernière difficulté ?

Je passais mon premier jour en jaune, c’était déjà quelque chose. Depuis des années, je cherchais à atteindre ce graal, avoir le maillot jaune. Je n’avais que cinquante secondes d’avance sur Merckx au départ et il fallait absolument que j’augmente mon avance en prévision du contre-la-montre deux jours plus tard. Le matin au départ, il y avait Louison Bobet qui était là. Vous devez vous rendre compte que, pour moi, Louison Bobet était un maître. Il avait écrit un livre que j’avais lu et relu où il donnait des conseils aux jeunes cyclistes. Ce qu’il disait comptait beaucoup pour moi. Et ce matin-là, il m’a pris à part et m’a dit « Tu sais, pour être un grand champion, il faut avoir passé l’Izoard en tête avec le maillot jaune sur le dos. Tu as déjà fait la moitié du boulot, maintenant finis le travail. » J’avais le jaune certes, mais le reste n’était pas facile !

Vous entamez donc cette journée déterminé. Comment s’est passée l’étape ?

C’était une étape courte, à peine 107 kilomètres. On partait de Barcelonnette, puis on montait le col de Vars. Ensuite on a pris la vallée du Gil avec vent de face et il y avait un vrai faux-plat avant d’attaquer l’Izoard. Dans le col de Vars je surveillais, j’observais. Dans la descente j’ai raté un virage, j’ai perdu du terrain mais j’ai réussi à revenir avant d’attaquer l’Izoard. Dans le col, je savais que je devais reprendre du temps, donc j’ai attaqué d’assez loin. Zoetemelk était déjà parti car on se regardait avec Merckx. Puis j’ai lancé mon offensive. J’ai attaqué deux, trois fois avant d’enfin réussir à le décrocher. J’ai rattrapé Zoetemelk après Brunissard. Il est resté dans ma roue, ça m’agaçait un peu car il ne me donnait pas de coup de main. Du coup j’ai accéléré, je l’ai lâché et j’ai donné le maximum pour augmenter mon avance. Gagner des minutes, c’était une obsession car on n’a jamais assez de temps devant Merckx, c’est un véritable épouvantail. J’y suis allé fort jusqu’à la Casse Déserte. J’ai profité de la quarantaine de secondes en descente, elles m’ont fait du bien pour récupérer. Ça m’a permis de boire un coup et de souffler.

Puis vous êtes rentré dans la Casse Déserte…

C’était un monde magique… Il y avait une foule énorme dans la montée, j’avais l’impression que le motard de la gendarmerie qui était quelques mètres devant moi rentrait dans les gens. La foule s’écartait puis se refermait devant moi avant de me laisser passer au dernier moment. Les spectateurs criaient tellement fort, ils m’encourageaient, j’avais l’impression de leur procurer un immense bonheur. À un moment j’ai dû me reprendre et me dire : « Attention, tu es sur un vélo, au Tour de France, tu n’es pas au cinéma, il ne faut pas te mettre en surrégime. » Après cette prise de conscience, je me suis reconcentré pour finir au mieux.

« C’était un monde magique… Il y avait une foule énorme dans la montée, j’avais l’impression que le motard de la gendarmerie qui était quelques mètres devant moi rentrait dans les gens. »

Bernard Thévenet

En quoi cette atmosphère est si particulière ?

Les gens crient vraiment fort, sans arrêt. À tel point que tu as l’impression de devenir sourd. Et d’un coup, quand tu bascules dans la descente, plus rien. Pas un bruit, tu entres dans le monde du silence.

Et sur la route, il peut faire des différences ?

La particularité de l’Izoard, c’est qu’à douze kilomètres on passe Arvieux, un petit hameau. De là jusqu’à Brunissard, c’est très très raide, on peut attaquer quand on veut se débarasser d’un coureur qui est dans la roue. Ce col permet de vraiment créer des écarts.

En 1975, l’arrivée n’était pas jugée au sommet. Mais il vous restait assez d’énergie pour conserver l’écart creusé…

J’ai descendu comme j’ai pu, pour arriver à Briançon puis remonter sur Serre-Chevalier. Je ne me souvenais plus que ça remontait comme ça, j’ai eu bien mal aux jambes. Mais je me suis dit que derrière, ils avaient dû reprendre du temps dans la descente. Donc j’ai fini en boulet de canon, aussi vite que je pouvais. Au bout, j’ai gagné plus de deux minutes sur Merckx. Je me sentais plus serein, plus à l’aise avant le dernier contre-la-montre, j’avais un bon matelas. Ça allait l’obliger à m’attaquer différemment, de plus loin.

« Merckx, c’était un drôle d’animal. Il fallait constamment le surveiller, il attaquait partout, tout le temps. »

Bernard Thévenet

C’était votre meilleur jour en carrière ?

J’hésite entre cette journée là et celle menant à l’Alpe d’Huez en 1977, car j’avais alors dû me battre contre une coalition Kuiper, Zoetmelk et Van Impe et j’avais d faire la course parfaite ce jour-là. Mais l’étape de l’Izoard, je dirais que c’était le jour où mon potentiel physique a été exploité au maximum, j’étais vraiment très fort.

Vous ne craigniez que le dernier contre-la-montre ?

Non, car Merckx, c’était un drôle d’animal. Il fallait constamment le surveiller, il attaquait partout, tout le temps.

Tout le temps ?

Le dernier jour de ce Tour 1975, on partait des Champs-Elysées pour la première fois. On partait de Paris même à l’époque, pas d’une ville en dehors comme aujourd’hui, et on enchaînait les tours. Au départ, le ministre de l’intérieur, Poniatowski, était là. On discutait, il me disait « merde ». Là, Felix Lévitan donne le départ, Merckx avait vu que je discutais alors il est parti à bloc d’entrée. J’ai eu un sacré coup d’adrénaline. Je suis allé à bloc jusqu’en haut des Champs pour le rejoindre. Là, il m’a dit : « Il faut qu’on roule ». Mais je savais que quand Merckx disait quelque chose, il fallait toujours faire le contraire. Donc j’ai refusé.

Mais ce n’était pas fini…

Quand on a été repris, j’ai un équipier, Régis Ovion, qui m’a dit : « Ça la fout mal que le maillot jaune doive le surveiller comme ça constamment. Ne t’inquiète pas, on va le surveiller nous. » Et ben, j’avais même pas fait un tour à deux ou trois longueurs derrière lui que Merckx m’en remettait une. Après je suis allé le rechercher et je lui ai dit : « Bon Eddy, écoute, maintenant je ne te lâche plus d’une semelle ! »

Ça fait quoi de faire tomber le plus grand cycliste de l’histoire, le Cannibale ?

J’étais content, mais au fond, c’est pareil. J’avais tellement bossé, je m’étais fait tellement mal que finalement je trouvais ça normal. Ça faisait un moment qu’il nous embêtait, que tout le monde voulait le battre. Personne n’avait trouvé le truc pour. Et beaucoup qui avaient essayé. Alors moi, je me suis aussi servi de l‘expérience des autres. Il était un très bon descendeur, moi je descendais mal. Or, j’avais connu l’épisode Ocaña, quand Luis avait voulu le suivre dans une descente à fond. Donc je me suis dis que je ne ferai pas la même connerie. J’irais au maximum de mes possibilités mais jamais au delà. Je préférais céder un peu de terrain et appuyer un peu plus pour revenir ensuite. J’ai toujours été assez sage.

Quelle était votre relation ?

Même en étant adversaire, on discutait. Quand il m’attaquait, c’était en adversaire mais quand on se retrouvait à deux, on était deux passionnés de cyclisme qui discutions ensemble. Le soir en rentrant de l’étape du Puy-de-Dôme par exemple, il m’avait parlé du coup de poing qu’il avait reçu.

« On a l’impression que tout est planifié, avec les oreillettes. Les coureurs ont perdu l’habitude de saisir les opportunités. Avant, c’était plus à l’instinct. »

Bernard Thévenet

Pensez-vous que l’Izoard puisse permettre de faire à nouveau les mêmes différences cette année?

L’Izoard, ce sera la dernière chance pour les grimpeurs. Il faudra faire la différence sur Froome qui peut prendre facilement quarante secondes à Marseille. Il faudra partir de loin, comme moi, pas de la Casse Déserte où il ne restera que trois kilomètres. Ça ne part plus d’aussi loin qu’à mon époque mais parfois, on est surpris. Comme sur la dernière étape du Dauphiné cette année. Là on s’amuse, c’est plaisant.

Le cyclisme d’aujourd’hui est-il fondamentalement différent de celui de votre époque ?

Il me faut un moment pour répondre… Dans le fond, il n’a pas vraiment changé. Toutes les différences sont dans la forme. Les vélos sont différents, les routes aussi, la longueur des étapes également. C’était beaucoup plus long avant. Lors de mon premier Tour, on a fait 4500 kilomètres, aujourd’hui, ils n’en font plus que 3500. Mille kilomètres de moins en trois semaines, tu es moins fatigué, les étapes sont donc plus nerveuses. Ce qui a beaucoup changé aussi, c’est qu’on a l’impression que tout est planifié, avec les oreillettes. Les coureurs ont perdu l’habitude de saisir les opportunités. Avant, c’était plus à l’instinct, aujourd’hui, c’est beaucoup plus réfléchi, voire dicté. Avant, un leader avait deux coureurs autour de lui, si possible de la même morphologie pour lui passer un vélo en cas de problème. Mais les autres pouvaient faire leur course. Maintenant, il y a une douzaine d’équipes où les huit coureurs sont autour de leur leader, celles qui courent pour le classement général et celles pour les sprints.

Trouvez-vous ce cyclisme plus ennuyeux ?

Ce sont tout le temps les mêmes échappées, les mêmes scénarios. Ça c’est un peu ennuyeux, mais bon, on ne peut pas faire de règlement pour agir dessus. Je pense qu’un jour, on reviendra à l’ancienne méthode. Ce qui m’ennuie, c’est que le lendemain de la présentation du Tour par Christian Prudhomme, tout le monde sait où il va attaquer. Neuf mois avant, tout est planifié. Ce n’est pas ça le vélo, il faut voir les forces de son équipe, sa propre forme et celle de ses adversaires sur le moment. Ça marche pour certains, mais je reste surpris quand je vois des équipes de sprinteurs rouler avec Quick-Step, alors que jusqu’à preuve du contraire, aucun d’entre eux n’est capable de battre Kittel. Il faudrait essayer de faire quelque chose d’autre.

Buy me a coffeeOffrir un café
La Chronique du Vélo s'arrête, mais vous pouvez continuer de donner et participer aux frais pour que le site reste accessible.