1980, Moscou. Les Jeux Olympiques sont marqués par le boycott d’une cinquantaine de nations, et la plupart des résultats sont plus ou moins remis en cause par l’absence de concurrence. Mais le cyclisme échappe à cette logique. Les grands pays de vélo ont répondu présents, et aucun n’a pu empêcher Sergueï Soukhoroutchenkov de décrocher la médaille d’or. Pourtant, « Soukho », malgré ses exploits, n’a jamais eu la reconnaissance d’un champion en Occident.

Un rendez-vous manqué

L’histoire de « Soukho », finalement, est celle d’un autre temps. D’une époque où le bloc de l’est était pour l’ouest quelque chose de lointain, à juste titre. Tout y était si différent. Aussi fort soit-il, durant toutes ses meilleures années, Sergueï Soukhoroutchenkov sera resté un coureur amateur, qui jamais n’aura pu disputer le Tour de France. « Du temps de l’URSS, le sport permettait aux pauvres de grimper des échelons socialement. C’est pour cette raison que j’ai quitté ma région natale, à Briansk, pour monter à Leningrad tenter ma chance dans le sport et gagner un peu d’argent, expliquait-il à L’Equipe en 2013. Je ne visais rien d’autre, certainement pas la gloire. » Petit, le Russe avait été mis sur un vélo par son grand frère, Viktor. A deux, ils allaient et revenaient de l’école avec leurs bicyclettes. Puis Viktor a initié Sergueï à la compétition, avant de l’héberger à Leningrad, quand le futur champion décidera de faire du cyclisme son gagne-pain. Rapidement, « Soukho » se met en évidence, et en 1974, il rejoint l’équipe nationale. Quatre ans plus tard, il est coureur amateur à temps plein. Il fait partie de ces athlètes qui doivent faire rayonner le pays.

Le Tour de France est alors un rêve inaccessible. Les Soviétiques ne sont pas professionnels, et sortent assez peu de leurs frontières. « Notre but, avant tout, c’était d’être meilleurs que les Allemands de l’Est, les Polonais et les Tchécoslovaques », assure « Soukho ». Le vélo est surtout un moyen d’asseoir sa domination. Mais à de rares occasions, l’équipe soviétique rallie l’Europe de l’ouest. Le Tour de l’Avenir, notamment, est un rendez-vous important. A seulement 22 ans, en 1978, Sergueï s’y impose, puis il récidivera l’année suivante. En 1979, il remporte aussi la Course de la Paix, autre épreuve amateur réputée. Alors en France, son nom commence à être sur quelques lèvres. Le champion tricolore de l’époque s’appelle Bernard Hinault, et il n’a pas deux ans de plus que le Russe : beaucoup aimeraient donc voir les deux hommes s’affronter. Ca n’arrivera jamais. « Soukho » a beau être la référence du cyclisme de l’est, il ne disputera jamais une épreuve en compagnie du « Blaireau ». Une façon d’entretenir le mythe. Jamais personne ne pourra savoir s’il y avait, en URSS, un coureur capable de rivaliser avec Hinault. Mais tout le monde a envie d’y croire.

“Soukho” contre Kapitonov

Pourtant, « Soukho » ne vit incontestablement pas le même sport que son homologue tricolore. Le sélectionneur soviétique, Viktor Kapitonov, gère son équipe comme une bande de soldats. Lorsque Sergueï approche des 25 ans, il l’incite à penser à sa reconversion. Le principe veut qu’une carrière de cycliste ne dure que trois ou quatre ans. Mais quelques mois plus tard, le titre olympique de « Soukho » lui redonne un peu de crédit, et de répit. Jusqu’en 1981, du moins. « Il nous avait annoncé que si on ne gagnait pas le Tour de l’Avenir et la Course de la Paix, on serait tous virés. J’ai fini deuxième des deux courses et il nous a tous mis à la porte. Tout d’un coup, nous étions interdits à jamais de courir pour le maillot de l’URSS ! », racontait-il, toujours à L’Equipe. Mais, cycliste invétéré, « Soukho » ne lâche pas. Il continue le vélo dans une petite équipe de Leningrad, et réintègre la sélection soviétique en 1983, lorsque Kapitonov est viré. Un an plus tard, il regagnera la Course de la Paix. « J’ai recroisé Kapitonov quelques années plus tard, il m’a avoué qu’il aurait préféré que je ne gagne plus jamais ! », assure-t-il. La dure loi du sport dans le bloc de l’est.

Fin 1986, à 30 ans, « Soukho » se retire alors du peloton. Presque en même temps que Bernard Hinault. Mais lui reviendra début 1989, saisissant l’opportunité offerte par l’équipe professionnelle Alfa-Lum, qui se crée en Italie. Une tentative vaine, même s’il dispute ses premiers grands tours. « Je suis resté seulement trois mois en Italie. (…) Je n’ai pas tenu. J’étais un vrai patriote, je n’étais pas fait pour ce monde-là. » A bientôt 60 ans, il est retombé dans l’anonymat, y compris en Russie. Seul son nom, Soukhoroutchenkov, est resté à la postérité. Il a dû trouver des petits boulots pour boucler ses fins de mois, car sa retraite de champion olympique n’était pas suffisante. Chauffeur de taxi, gardien de parking, c’est comme s’il n’avait jamais été ce coureur cycliste que l’Occident redoutait, et qui faisait la fierté de tout le bloc de l’est. Comme s’il avait été un coureur comme les autres. Alors qu’il était le « Hinault soviétique ».

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