[Article déjà publié le 22 avril 2014] Flèche wallonne 1994. Au sommet du Mur de Huy, l’équipe Gewiss fait sensation : Argentin vainqueur, Furlan deuxième, Berzin troisième. Triplé de la formation italienne. Evidemment, ça ne laisse personne indifférent. D’autant que le médecin de l’équipe n’est autre que Michele Ferrari. La performance vire rapidement au scandale, et le résultat est remis en question. Mais les trois larrons ont toujours leurs noms au palmarès.
La réunion des clichés
On a l’habitude de dire que les années 1990 ont été le théâtre des plus grands scandales de dopage. Si le triplé de Gewiss n’a jamais été remis en cause par les instances internationales, il n’en demeure pas moins une illustration parfaite. D’autant que la structure transalpine réunissait les clichés d’une équipe chargée jusqu’à la moelle : des résultats incroyables à une époque de suspicion permanente, et un médecin des plus sulfureux. En effet, recréée en 1994 (après avoir existé, déjà, de 1987 à 1989), la Gewiss-Ballan fait fureur. Tirreno, Milan-Sanremo, Liège-Bastogne-Liège, Giro, Tour de Lombardie, et même une deuxième place sur la Grande Boucle, tout tombe dans la besace des hommes d’Emmanuele Bombini, qui cartonnent. La Flèche wallonne n’est alors qu’une victoire parmi d’autres, qui fera juste un peu plus de bruit de part la manière dont elle sera acquise. Et à cause du médecin, Michele Ferrari. Sa réputation n’est pas encore celle d’aujourd’hui, mais elle se fait rapidement. Et quelques mois plus tard, les premières révélations apparaissent dans la presse.
Entre décembre 1994 et mai 1995, les taux d’hématocrite de certains coureurs varient anormalement, passant par exemple de 32,8 à 60 pour Ugrumov, de 40,7 à 57 pour Gotti ou de 41,7 à 53 pour Berzin. Sans oublier les Riis, Volpi, Furlan, Bobrik ou Cenghialta, aux chiffres tout aussi anormaux. De quoi semer un peu plus le doute sur les performances de ce printemps 1994. Cependant, il en manque un dans la liste : Argentin bien sûr. Le vainqueur de cette Flèche wallonne si controversée, recordman de victoires sur l’épreuve et monstre d’efficacité sur les classiques ardennaises avait pris sa retraite en juillet 1994, à 34 ans. De quoi s’éviter une partie du scandale. Mais il n’en reste pas moins que le triplé des Gewiss interroge, plus encore que d’autres performances incroyables de l’époque. Parce que là, dès la ligne franchie, la suspicion rodait. C’était trop gros pour berner le public. Si celui-ci a acclamé dans la montée du Mur de Huy, c’est parce que sur le moment, il a apprécié le spectacle. Mais en y réfléchissant bien, il n’y eu rien de pire.
Insolente domination
En ce 20 avril 1994, l’équipe Gewiss se pointe au départ avec dans ses rangs le favori naturel, Moreno Argentin. Déjà double vainqueur de l’épreuve, il règne sur les ardennaises depuis près de dix ans déjà. Cependant, sa dernière campagne a été légèrement plus compliquée, et quelques doutes peuvent subsister. Histoire de laisser un peu d’espoir, aussi, à ses adversaires. Bugno, Vandenbroucke, Chiapucci et Casagrande, notamment, y croient dur comme fer au départ ; mais leurs espoirs vont rapidement être réduits à néant. A l’époque, la course se décante régulièrement avant l’ultime ascension du Mur de Huy. Ce sera le cas au cours de cette édition. A plus de 70 kilomètres du but se dressent les pourcentages du Mur, justement. Ce n’est pas la première fois de la journée, et pas la dernière non plus, puisqu’il faudra encore affronter une fois les 22% de la mythique difficulté. Malgré tout, les Gewiss décident d’accélérer à ce moment là. Berzin se porte en tête du peloton, Furlan et Argentin sont dans sa roue. Et les trois larrons se détachent, presque sans forcer. Les autres, à l’arrache derrière, ne peuvent que les regarder.
Le trio fait quasiment toute l’ascension en danseuse, sans éprouver la moindre difficulté ; et au sommet, le trou est déjà fait : 15 secondes sur des poursuivants plus ou moins éparpillés, mais tous usés par une telle montée. Ils ne s’attendaient pas à ce que cela monte aussi vite. Et pourtant, il faut déjà entamer la poursuite. Autant dire que c’est peine perdue ; les trois Gewiss collaborent, et ne font qu’accentuer leur avance jusqu’à revenir au pied du Mur de Huy. Là, Berzin lâche quelques longueurs, pour la forme. Le duo transalpin composé de Furlan et Argentin s’envole, comme lors du précédent passage. De nouveau en danseuse et sans même retirer leurs manchettes, les deux hommes filent vers la ligne. Argentin se place en tête, il est le véritable patron : le Maestro, comme on le surnomme alors. Furlan ne bronche pas, tout était prévu. L’ancien champion du monde décroche un troisième succès sur la Flèche, et le triplé est assuré. Bugno, quatrième, franchit la ligne une minute et quatorze secondes plus tard. Une performance étouffante pour un trio qui accapare toutes les suspicions. Et de ce point de vue, la victoire de Berzin sur le Tour d’Italie n’arrangera rien.
Mais le staff n’en a que faire, et Ferrari lui-même accorde bien volontiers des interviews dans la presse. L’une d’entre elle, publiée dans L’Equipe, surprendra au plus haut point. Celui qui se fera ensuite surnommée Schumi et collaborera étroitement avec Lance Armstrong y déclare en effet que « l’EPO n’est pas dangereuse, c’est son abus qui l’est. » Et d’ajouter qu’il est « plus dangereux de boire dix litres de jus d’orange. » Ferrari en profite alors pour avancer sa propre théorie sur la domination de son équipe : « Mercredi (donc sur la Flèche, ndlr), les coureurs de la Gewiss ont utilisé des roues qui font gagner deux secondes par kilomètre. Et ça, personne n’en parle. » Peu le croiront. Car même s’il déclare et continuera de le faire qu’il n’a jamais administré à ses coureurs des produits interdits, la réputation du médecin transalpin est faite. La Gewiss, elle, ne gagnera jamais autant qu’en cette année 1994, et bon nombre des coureurs de l’équipe passeront ensuite aux aveux. Mais pas Argentin, ni Furlan et Berzin, qui resteront discrets après leur carrière de coureur. Le triplé restera sans doute à jamais gravé, dans les têtes comme dans le palmarès.
Merci Robin pour cette piqûre de rappel. Avec le temps qui passe on prend conscience des énormes erreurs du cyclisme et de l’indigence de ses dirigeants qui ont laissé le vers grossir dans le fruit au point que celui-ci mange le fruit.
Très bon article !
Un souvenir personnel de cette année là. Au sommet des Deux Alpes, arrivée d’étape du Giro (un Giro où l’on voyait passer Argentin dans les premières positions dans les cols), on était en train de boire un coup dans la station, laissant passer le flot de spectateurs qui redescendait, quand on voit, une bonne heure après l’arrivée, repasser, à vélo, Berzin! On est tous restés ahuris! Sans doute, il fallait liquifier le sang…
Ca me rappelle un commentaire de Gérard Rué qui était pourtant un teigneux “Ils ont fait monter sur 53 x 17”.
Fichtre ! J’avoue ne pas me rendre compte de ce que sont la moëlle et le jus d’un pro, ni sa hargne ni l’allure d’une classique, ça impressionne.
Tout comme m’impressionnait ce qui se disait des premières catés, quand j’étais jeune courraillon, qui sprintaient la Côte Lapize à l’arrivée du Grand Prix de la Boucherie sur 53 x 13. (Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est sur le circuit de Montlhéry, 14%).