Le cyclisme est un sport fondamentalement individuel : le coureur est seul face à sa machine et à la route. Ce sont ses sensations, son corps, qui décident de la suite de la course. Pourtant, il doit sans cesse cohabiter avec ses pairs au sein du peloton. L’idéal parfois véhiculé par les médias expose une grande entente cordiale – surtout entre français. Mais de temps à autre, une petite phrase vient nous rappeler que, non, le peloton n’est pas un monde de bisounours. Il y a quelques jours, lors d’un portrait consacré à Nacer Bouhanni sur beIN Sports, Romain Bardet a laissé échapper quelques mots soigneusement choisis : « Nacer, il aime bien parler de lui-même. » Sur le plateau, le principal intéressé réagit alors avec lucidité face à une journaliste surprise : « Il y a des coureurs avec qui on ne s’entend pas. »

Micro-société, coups de poing et échappée

Certes, il y a toujours eu des rivalités dans un peloton : parmi les plus fameuses, on peut citer Anquetil-Poulidor ou Van Looy-Merckx. Mais celles-ci naissaient de la bagarre sur les grands rendez-vous de la saison et s’envenimaient au fil des courses. Ici, ce sont simplement deux coureurs qui ne s’entendent pas. Jérôme Pineau, professionnel de 2002 à 2015, n’est pas surpris : pour lui, le peloton est comme « une micro-société ». « Ça se passe comme dans la société en général, c’est-à-dire qu’il y a certains coureurs avec qui on a des affinités, et d’autres avec qui on n’en a pas ; pour autant ce n’est pas la guerre. Ça se fait comme ça, au gré des connaissances, des points communs, des rapports humains et des caractères de chacun. »

« Vous mettez entre 25 et 28 garçons dans une même équipe, puis 200 garçons qui cohabitent dans le peloton, forcément il y a des tensions qui se créent. »

Jérôme Pineau

Parfois, ce sont les événements de la course qui créent des tensions, qui se règlent parfois à l’arrivée (comme Rui Costa et Carlos Barredo qui se battent au terme d’une étape du Tour 2010), voire même en pleine course (comme sur la Vuelta 2014, où Gianluca Brambilla et Ivan Rosny avaient échangé des coups de poing alors qu’ils étaient dans l’échappée matinale). Au Tour de Guadeloupe l’an dernier, deux coureurs des deux équipes rivales de la région, Ludovic Turpin et Joann Ruffine, en étaient aussi venus aux mains, symbole de l’atmosphère qui régnait sur la course. « Il y a des mésententes qui se créent avec des faits de course, des comportements qu’on peut juger déloyaux. Ce sont aussi les circonstances des compétitions, de la vie dans le peloton, des carrières, au fil du temps, qui créent certaines divergences entre coureurs, explique Pineau. C’est un peu logique, vous mettez entre 25 et 28 garçons dans une même équipe, puis 200 garçons qui cohabitent dans le peloton, forcément il y a des tensions qui se créent. »

Certains coureurs sont en course plus de 100 jours dans l’année, de quoi côtoyer très régulièrement ses “ennemis”. Mais parfois, ce sont même les directeurs sportifs qui participent à créer ces rivalités. L’histoire la plus ubuesque, sans doute, remonte au Tour de France 1992. Trois coureurs partent dans l’échappée du jour : Jean-Claude Colotti, Marc Sergeant et Frans Maassen. Les deux derniers évoluent dans les équipes rivales Panasonic et Buckler, dirigées par deux hommes qui ne peuvent pas s’entendre : Peter Post et Jan Raas. Une fois le peloton repoussé à 10 minutes, Post demande à Sergeant d’arrêter de collaborer, de peur de voir un coureur de son rival l’emporter. Maassen comprend vite la combine et arrête lui aussi de rouler. Colotti en profite et part décrocher sa première (et dernière) victoire d’étape sur le Tour. Sergeant et Maassen termineront trois minutes plus tard, couverts de ridicule, et leurs directeurs sportifs seront blâmés par l’organisation du Tour. Cette étape a marqué le point culminant d’une longue rivalité entre équipes qui aura pourri pendant 10 ans la carrière de ses coureurs. Maassen dit avoir perdu des dizaines de courses à cause de ce conflit Panasonic-Buckler.

L’erreur des Mondiaux

Parfois, les coureurs doivent mettre de côté toutes ces tensions pour collaborer, notamment lors des championnats du monde où les coureurs sont regroupés par équipes nationales et pas par équipes de marques. « C’est un vrai problème, note Jérôme Pineau. Toute l’année, on est opposés les uns aux autres, avec des frictions qui parfois atteignent leur paroxysme en juillet, et puis on vous demande d’être coéquipiers un mois après. C’est impossible d’éteindre toutes les tensions. » Certains coureurs habituellement leaders dans leur équipe doivent se mettre au service d’un compatriote dont ils sont concurrents tout le reste de l’année. « Chaque coureur a son propre intérêt, ajoute Pineau. Il est difficile de mettre de côté le fait qu’on soit payé par les marques et pas par les subventions. Surtout que porter le maillot de l’équipe de France n’a pas le même symbole que dans les sports collectifs. On a un ou deux rendez-vous tous les ans, c’est tout. » Championnats du monde, d’Europe à partir de cette année, et les Jeux Olympiques tous les quatre ans : voilà à quoi se résument les rassemblements des équipes nationales.

Le métier de sélectionneur s’avère alors très difficile. Comment réussir à créer un esprit de groupe entre les coureurs avec le peu de temps mis à disposition ? Pour préparer l’épreuve en ligne des JO, Bernard Bourreau avait amené son groupe à la course pré-olympique – qu’Alexis Vuillermoz avait remportée – à l’été 2015. Cet hiver, l’équipe de France s’était même réunie pour un stage dans les Alpes : mais seuls les grimpeurs y étaient conviés. Tant pis pour les sprinteurs… Est-ce un esprit de groupe qui a manqué cette année aux championnats du monde ? Avec deux des meilleurs sprinteurs du peloton, Arnaud Démare et Nacer Bouhanni, les Bleus pouvaient légitimement espérer un résultat. Pour cela, il fallait arriver à apaiser les rivalités entre les deux coureurs telles qu’on les connaît depuis leur passage en commun à la FDJ.

« L’erreur qui a été faite, c’est de penser qu’il n’y aurait qu’un sprint et pas de course avant. Mais ce n’est pas que l’erreur du sélectionneur, c’est aussi celle des coureurs, qui voulaient juste savoir qui allait amener qui, plutôt que de savoir comment arriver au sprint. »

Jérôme Pineau

Malheureusement, ces deux chances de victoire ont été piégés dans le coup de bordure crée à plus de 150 kilomètres de l’arrivée, pourtant prévu et annoncé au sein même de l’encadrement de l’équipe de France. « Un championnat du monde comme celui du Qatar demande un bon collectif, parce qu’il faut se protéger les uns les autres, notamment dans les bordures, analyse Jérôme Pineau. L’erreur qui a été faite, c’est de penser qu’il n’y aurait qu’un sprint et pas de course avant. Mais ce n’est pas que l’erreur du sélectionneur, c’est aussi celle des coureurs, qui voulaient juste savoir qui allait amener qui, plutôt que de savoir comment arriver au sprint. » Démare reconnaissait dès l’arrivée de la course : « On a peut-être manqué de solidarité. » Il y avait au moins de la lucidité chez les Bleus.

Pour apaiser les tensions, il n’y a pourtant pas de secret. Il faut prendre le temps de discuter, simplement, et faire table rase sur le passé. Mais l’équipe de France n’a pas su le faire. Peut-être parce que les occasions ne se sont pas présentées. « On manque de moyens, notamment la FFC, pour payer des stages, des événements, tous les mois ou trimestres, pour réunir tout le monde et créer un esprit de groupe. C’est difficile pour les coureurs qui s’affrontent tout au long de l’année de mieux se connaître, regrette Pineau. Imaginez que vous rassemblez les 23 joueurs de l’équipe de France de football trois jours avant la coupe du monde, ça va être un carnage. Là, c’est exactement pareil. » Les sélections italienne et allemande, par exemple, se sont données la peine de passer du temps ensemble avant le grand rendez-vous qatari. Et même si au final le résultat n’est pas forcément meilleur que pour la France, l’esprit de groupe a transpiré pendant la course. Preuve qu’essayer de créer une cohésion n’est pas qu’anecdotique. D’ailleurs, le double champion du monde Peter Sagan, s’il n’a pas une grosse armada autour de lui, court avec son frère et son meilleur ami. Sûrement pas anodin.

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