Si un seul mot peut à lui seul résumer tout un sport, c’est bien le Tour. Le Tour de France. Les coureurs suent à grosses gouttes sur les routes, mais un personnel a tout autant sué en coulisse, en amont de la course, s’affairant sur le dossier économique. Troisième évènement  sportif le plus suivi dans le monde après les Jeux Olympiques et la Coupe du Monde de football, il est diffusé sur l’entièreté du globe et réunit en moyenne chaque année 3,5 milliards de téléspectateurs. Organisé par l’opulente et influente Amaury Sport Association (ASO) depuis 1947, ses chiffres se sont envolés, ses bénéfices et ses retombées avec. Si tout est devenu un véritable business, concentrons-nous sur ce qui fait le lien entre la dimension économique et sportive : les villes qui accueillent le Tour de France.

Accueillir le Tour se monnaie

Lorsque l’on se penche plus en détail sur cet aspect, bon nombre de chiffres improbables, tronqués, contradictoires et tout sauf significatifs s’offrent à nous. Mais une valeur reste constante : le prix que les villes doivent débourser pour s’offrir une étape. Le montant se situerait autour de 90 000 euros pour une ville d’arrivée, 60 000 pour héberger un départ. Et aucune ristourne sur le prix total n’est à espérer, puisqu’une ville étape – qui démarre et qui prend congé de l’étape – doit s’acquitter d’un chèque de 150 000 euros. Et pourtant, cela ne refrène en aucun cas les ardeurs des candidats car chaque année, quelques deux-cents villes s’enthousiasment pour faire vivre le Tour à leur manière. Des animations avec des enfants, une caravane publicitaire, des cris et des encouragements rythment  le passage des coureurs. Mais tout cela a également un prix, qui s’additionne à la fin au cachet initialement versé à ASO. Gap par exemple, qui a accueilli l’arrivée de la 16ème étape et le départ de la 18ème en 2013, a dû débourser 20 000 euros supplémentaires pour effectuer des aménagements, entretenir l’infrastructure routière et les parkings, et installer une salle de presse servant à réunir les quatre-cents journalistes couvrant l’évènement. Le Tour de France ne déroge pas à son image de véritable fourmilière, jouant le rôle d’une microsociété, en marge de celle qui l’accueille.

Mais l’on peut encore revoir ce budget à la hausse : hôte du Tour pour la première fois en 2007, la station de Tignes, en Savoie, annonce avoir injecté près de 400 000 euros dans les caisses des organisateurs. Pau, où la course fait régulièrement halte corrobore ces chiffres, en indiquant quant à elle entre 300 000 et 400 000 euros selon les années. Des frais qui couvrent le cahier des charges drastique imposé par ASO : travaux de voirie et réfection de la couche de roulement sur la chaussée du parcours, signalisation routière à adapter, pose de plusieurs kilomètres de barrières de sécurité, mise à disposition d’espaces pour le stationnement de la caravane du Tour et plus encore. Si certaines villes sont des points de passage désormais habituels, d’autres communes rencontrent des difficultés. Albert Galdi, adjoint au maire de Chorges, une bourgade de 2600 habitants qui accueille la 17ème étape du Tour 2014, tente de l’expliquer : « Nous avons payé 100 000 euros à ASO (la moitié de cette somme a été financée par le conseil général des Hautes-Alpes) et dépensé plus de 50 000 euros dans les travaux d’aménagement. Pour pouvoir nous payer ça, on a dû tailler dans les dépenses budgétaires, diminuer les subventions aux associations de 10% et reporter certains projets à l’année prochaine. »  Le financement. Un terme clé, qui surgit dans tous les dossiers. Au travers des subventions, comme pour Verbier et Crans-Montana, tous deux candidats pour 2015. Ou alors dans le cas de Lavaur, financé de moitié par le conseil général et les sponsors locaux. Si le Tour est devenu une immense machine à bénéfices, un exemple ne trompe pas : le Grand Départ. Progressivement délocalisé à l’étranger, cette stratégie s’inscrit parfaitement dans cette perspective de visibilité maximale du cyclisme. Si on peut compter sur une centaine de milliers d’euros pour avoir les droits d’une étape, le top départ fait exploser les prix : le montant varie entre 2 et 10 millions d’euros hors taxe, selon le lieu. La palme est attribuée à Londres, qui avait dû débourser 10 millions d’euros en 2007 pour convaincre ASO.

Le Yorkshire, entre industrie et business médiatique

Cette année, le privilège de lancer le Tour est allé au comté du Yorkshire. C’est par deux étapes que les coureurs sillonneront les terres britanniques, allant d’une nature saisissante de pureté aux villes à l’allure moderne. Les villes de Leeds et Sheffield sont deux pôles majeurs du développement industriel du vingt-et-unième siècle. C’est donc tout sauf un hasard si cette contrée qui brasse quantité de chiffres tout au long de l’année s’est intéressée à la Grande Boucle. On peut deviner un intérêt et un impact économique indéniable pour la région. Mais quel est-il réellement ? Le premier mot qui vient aux lèvres des annonceurs est « média. » Retransmise par soixante-dix-huit  chaines de télévision, dans cent quatre-vingt-dix pays et suivie par deux milliards de téléspectateurs, la couverture médiatique qu’offre le Tour est gargantuesque ; aucune autre manifestation en France ne peut rivaliser ! Kader Chekheman, adjoint aux sports de la ville de Rouen et vice-président en charge des sports de la Région Haute-Normandie abonde dans ce sens : « Le Tour fait partie d’une stratégie de développement de l’attractivité d’une ville. C’est un événement mondial majeur qui contribue à notre rayonnement. » Chaque année, l’organisateur ASO crée un voyage sur les routes de France, tentant d’allier un objectif sportif et les opportunités offertes par les villes candidates. On assiste à une féroce concurrence, les localités étant sûres des retombées de l’événement. Car si France Télévisions diffuse de manière inconditionnelle le Tour,  ils ne se contentent pas de filmer les coureurs en plein effort : les programmes « Village départ » et « Après tour » font la part belle aux régions et au public, ancrant cette manifestation dans la liesse populaire. Ce à quoi s’ajoute encore les longues heures de direct où des hélicoptères survolent les paysages naturels, châteaux, villages, ponctués d’une anecdote toujours bienvenue de Jean-Paul Olivier, alias « Paulo la science ». Et tout ceci fait recette au près du public ! France 2 et France 3 ont attiré entre 2,9 et 3,9 millions de téléspectateurs en moyenne ! Mieux encore, 24 millions ont regardé au moins une heure de la centième édition. Preuve suffisante pour le groupe public qui a sécurisé l’épreuve jusqu’au 2020. Et les épreuves chronométrées offriraient une meilleure exposition : les hélicoptères survolent la région pendant la totalité de l’épreuve, et plusieurs dizaine de fois ! Le public reste tout de même moins friand des contre-la-montre, moins spectaculaires. Des fortes retombées d’image donc, mais cependant très diffuses. A l’exception de quelques villes ou sites emblématiques, l’apport est noyé dans une promotion globale. Les vrais bénéficiaires sont les stations comme l’Alpe d’Huez, car elles incarnent le cyclisme, et ce toute l’année ; des cyclistes amateurs du monde entier viennent gravir les vingt-et-un lacets. Les autres villes restent largement des hôtes anonymes de la Grande Boucle, qui profitent surtout de l’occasion pour fleurir les ronds points et refaire l’enrobée de l’artère principale.

Des hôtels et des restaurants remplis

En dehors des médias, d’autres retombées sont bien plus lucratives, comme on l’explique à la mairie de Gap : « Accueillir une étape du Tour, c’est beaucoup d’argent dépensé sur le coup, mais c’est un investissement assez juteux. » Car en effet, Gap va loger les 4 500 personnes qui composent la caravane, plus les 30 000 personnes extérieures à la ville qui viendront suivre l’étape. Tout ceci profite aux restaurateurs, hôteliers et autres prestataires du coin. Ce qui équivaudrait à des revenus immédiats évalués à 2,5 millions d’euros pour la ville. D’autres communes visent des retombées plus lointaines, grâce à une visibilité rendue possible par le Tour. « Les chambres d’hôtel et les gîtes sont réservés environ dix mois à l’avance à plus de 50 kilomètre à la ronde. En 2008, l’Office de Tourisme a dû faire appel à des particuliers pour héberger des spectateurs du Tour. Les restaurants étaient également pleins », fait remarquer Thierry Vinçon, maire de Saint-Amand, où le Tour a fait escale à plusieurs reprises. Ces frais d’hébergement représenteraient 250 000 euros. Quant aux commerçant alentours, leur chiffre d’affaire est rehaussé de 10% les jours de passage du Tour. Chez ASO, on estime les gains économiques six fois supérieurs au montant initialement déboursé pour recevoir l’étape. Et pour les villes de Grand Départ, c’est astronomique : Londres avait multiplié son investissement par douze en 2007 ! Mais regardons de manière plus concrète ces chiffres : M. Desbordes a établi une analyse parfaitement correcte et précise dans le International Journal of Sport Management and Marketing, se concentrant sur la ville de Digne (Tour 2005) et détaillant les résultats. L’élément central est la dépense moyenne par spectateur non local, qui s’élève à 23 euros. Si l’on multiplie ce chiffre par le nombre de spectateurs qui ne proviennent pas du bassin local (16 000), on obtient des frais totaux s’élevant à 368 000 euros. L’essentiel de ces dépenses se situent dans le secteur de la restauration. Il est cependant mal aisé de dissocier les coûts des simples spectateurs de ceux des 4 500 suiveurs du Tour, qui constituent les principaux injecteurs de liquidités par leurs dépenses dans les hôtels et les restaurants de la ville et des villes avoisinantes. Les hôtels affichent un taux d’occupation de 90% lorsque le Tour passe, contre 50 à 60% quelques jours après. Et les restaurants font quant à eux leur recette annuelle. Mais ce qu’il est très important de relever et qui est primordial, sans quoi tous ces chiffrent serait faussés, est la quasi paralysie du reste de l’économie locale ! Entre les restrictions d’accès et la dissuasion de se déplacer, le public n’a qu’un accès direct et sans concession à l’événement. Et donc, affirmer que le Tour engendre 2,5 millions d’euros de retombées économiques comme l’affirme le maire de Gap fait sourire.

Certes le Tour de France offre une formidable vitrine pour l’économie et le tourisme local, mais des villes ont quand même de la peine à rentrer dans leurs frais. L’économie reste comme d’habitude un paramètre qu’il faut manipuler très habilement pour ne pas tomber dans des calculs abscons. Ce qui est largement plus intuitif se trouve du côté du mécanisme général : payer pour obtenir de la visibilité de la part des médias et attirer des touristes. Ce qui bien sûr a un prix, un prix qui selon les uns est très modeste au vu des bénéfices potentiels, lourd selon les autres, car il ne rapporte que des revenus diffus. Mais c’est également le prix à payer pour que le spectacle prenne place chaque année.

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