Quelques jours avant le départ du Tour de France, Thierry Marie a pris le temps de regarder dans le rétroviseur. Nous voulions retracer, avec lui, son histoire avec la Grande Boucle, de sa première, en 1985, alors qu’il n’a que 23 ans, à sa dernière en 1996. Entre les deux, le Normand aura gagné trois prologues, autant d’étapes en ligne, porté le maillot jaune sept jours. Lui le coéquipier de Laurent Fignon, qui avait pour manager Cyrille Guimard, a côtoyé des figures du cyclisme français. Il en était une, lui aussi. Pendant plus d’une heure, il a parlé de tout ça à la Chronique du Vélo.

En 1985, vous disputez votre premier Tour de France, à seulement 23 ans. Vous n’étiez pas impressionné au départ ?

Oui, faire son premier Tour de France à 23 ans, c’est un peu impressionnant quand même. Déjà tout petit, j’étais obnubilé par le Tour. Je me souviens, le Tour est passé pas loin de chez moi l’année de mes quinze ans. Lors du passage du peloton, j’ai couru derrière Bernard Hinault et j’ai crié : « Allez Bernard, tu vas gagner le Tour ! » Il m’a regardé d’un air étonné. Et en 1986, au départ de la première étape, il est venu me voir et il m’a dit : « Allez gamin, tu vas le finir ce Tour. » Je l’ai encouragé puis, bien des années plus tard, lui l’a fait aussi. Vous imaginez ?

Dès votre deuxième Tour en 1986, vous remportez le prologue et la deuxième étape. Vous sentiez-vous déjà capable de faire de tels résultats ?

Oui, quand même. J’avais déjà fait de beaux résultats en professionnels et quand je suis passé pro, j’étais l’un des meilleurs amateurs. Remporter le prologue, c’était l’ objectif.

Au moment d’enfiler le maillot jaune à 23 ans, quels sont vos sentiments ?

Être au premier rang sur la plus belle épreuve du monde, ça fait ressortir des émotions. Je me souviens que la première fois que j’ai enfilé ce maillot, j’ai eu des frissons. C’est au moment où l’on met le maillot jaune que l’on se rend compte de la grandeur de l’évènement. C’est une joie immense pour un jeune coureur. En plus, j’ai eu la chance de partager ce moment avec mon père et mon meilleur ami qui suivaient la course ce jour-là.

Après une édition plus que réussie en 1986, vous ne remportez aucune étape en 1987. C’était un Tour difficile pour vous, pourquoi ?

Je suis totalement passé au travers. J’ai fini le Tour, mais j’ai eu dû mal à rééditer mes résultats de 1986. Au niveau mental, je n’étais pas dans la même dynamique. Au moment de débuter le Tour 1987, j’ai trouvé une angoisse que je n’ai pas réussi à surpasser.

Un an plus tard, en 1988, vous remportez votre première étape en ligne sur le Tour à Chalon-sur-Saône. Lever les bras, c’est différent ?

Oui, franchir la ligne en vainqueur, c’est beaucoup plus fort. Gagner une étape, c’est plus difficile qu’un prologue, car tous les coureurs espèrent gagner. À Chalon-sur-Saône, j’ai pris un plaisir fou même si je n’ai pas eu vraiment le temps de profiter, car j’avais surpris les sprinteurs en faisant le dernier kilomètre. Dans la dernière ligne droite, c’était très intense. Comme d’habitude, tout le monde voulait être bien placé. Moi, j’étais à l’affût dans les dix premiers. A moins d’un kilomètre de l’arrivée, un coureur a eu une faiblesse, j’en ai profité pour mettre une bonne attaque. Après, j’étais lancé et les dès étaient jetés. À 200 mètres de la ligne, je savais que j’avais course gagnée.

Spécialiste des prologues, Thierry Marie savait aussi s’imposer au terme d’échappées solitaires, comme au Havre – Photo DR

Un an plus tard, vous êtes coéquipier de Laurent Fignon sur ce fameux Tour 1989. Comment avez-vous vécu sa défaite ?

Oulala… Je me suis retrouvé avec lui pour le contrôle antidopage, vous auriez vu l’ambiance, ce n’était pas beau à voir… Au moment où il a franchi la ligne, toute l’équipe s’est effondrée. Il a eu du mal à s’en remettre, ce fut une terrible déception pour lui. (Il se reprend) Il s’en est jamais remis, c’est comme un deuil. Toute l’équipe a essayé d’être là pour lui, mais nous aussi on a eu du mal à s’en remettre. Il a fallu un autre Tour de France pour oublier.

Pour vous le chasseur d’étapes, être au service de Laurent Fignon, ce n’était pas un problème ?

J’étais un coéquipier dévoué. Faire l’équipier, ce n’était pas un problème, quand on passe pro on se doit de faire son travail du mieux possible. Avec Laurent, on était vraiment différents. J’étais de la campagne, lui était de la ville, mais nous aimions tous les deux rire. Après 1989, il était un peu moins jovial, cet évènement l’a vraiment perturbé.

En 1990, vous perdez le maillot jaune tout de suite après l’avoir pris sur le prologue. C’était votre volonté ou celle de votre équipe ?

Disons que Cyrille Guimard n’a pas pris les dispositions nécessaires pour garder mon maillot jaune. Il ne voulait pas le garder pour ne pas trop fatiguer l’équipe en vue du classement général pour Laurent Fignon. Je ne l’ai pas mal pris, car je savais que je ne pouvais pas le garder très longtemps. Je n’étais pas un coureur pour le classement général, la montagne, ce n’était pas vraiment mon truc. Je préférais les prologues, j’étais très fort, je m’entraînais dur pour cela. C’était chaque année mon objectif. Avant le Tour, je ne pensais qu’à ça. Remporter un prologue, c’est spécial. D’un côté, vous gagnez une étape et en plus, vous avez le maillot jaune à la clé.

Comment expliquez-vous vos facilités dans cette discipline ?

Tout est dans la préparation. C’est un peu comme un skieur alpin qui reconnaît une descente. Avant le prologue, je reconnaissais toujours le parcours afin de savoir quand je pouvais faire l’effort et quand je pouvais en garder un petit peu. Je prenais des repères afin de me mettre complètement le parcours dans la tête. Le matin d’un prologue, j’était très très concentré. Il ne fallait pas me parler jusqu’au départ.

« Guimard m’aimait bien car je mettais l’ambiance dans l’équipe. À cette époque-là, on se retrouvait tous ensemble à table, et c’est vrai que j’aimais bien faire rire. Il aimait les gens qui ne se prenaient pas la tête, facile à manager, et je pense que je faisais partie de ces gens-là. »

– Thierry Marie

En 1991, vous gagnez au terme d’une très longue échappée. Qu’en retenez-vous ?

C’était le 11 juillet 1991. J’y pense toujours, ou alors on me le rappelle. J’ai eu beaucoup de reconnaissance avec cette échappée. J’arrivais en Normandie, ma région, j’avais à cœur de briller sur mes terres. Surtout qu’en 1986, je n’ai pas pu traverser la Normandie avec le maillot jaune, car je l’ai perdu juste avant.

Lorsque vous partez seul après 25 kilomètres (l’étape en compte 259), qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

J’ai eu une intuition. Je me suis dit : « Allez Thierry, c’est le moment. »

234 kilomètres en solitaire, c’est long. À quoi avez-vous pensé pendant tous ces kilomètres ?

Je ne cessais de me répéter : « Il faut que tu tiennes mon Thierry, tu te relèveras une fois la ligne franchie. » Dès que je suis parti, j’ai pensé qu’à la victoire. C’est vrai qu’il y a eu des moments plus relax, mais j’avais un objectif, gagner en Normandie, et j’étais obsédé par cette idée de franchir la ligne d’arrivée en tête. Mon directeur sportif, qui avait réalisé une même échappée solitaire dans le passé, m’a vraiment aidé. Il me disait quand je devais en garder et quand je devais appuyer.

Lors de la retransmission, on vous entend chanter. Dans un tel effort, on perd parfois ses moyens ?

Je n’ai pas perdu mes moyens, c’était pour faire plaisir au journaliste sur la moto. À l’époque, c’était le cameraman qui faisait les plus belles images. Il avait le sens du spectacle. Sur cette étape, il est venu à ma hauteur et m’a dit : « Allez chante-nous une chanson Thierry. » Au début, j’ai ri, et après pour lui faire plaisir, je me suis mis à chanter : « J’irais revoir ma Normandie… » Pour moi, c’était aussi le moyen de faire un clin d’œil à ma famille. Ma mère a perdu sa mère en 1944 lors du Débarquement. Je suis vraiment attaché à cette région. Gagner ici, c’était important. C’est certainement le plus beau souvenir de ma carrière.

Vous aviez suivi ce qui se passait derrière vous, dans le peloton ?

Oui, Laurent Fignon a joué le jeu. Il a pris l’initiative avec tous les autres coéquipiers de se mettre le long de la route pour qu’aucune équipe ne roule derrière moi. J’imagine qu’ils savaient que je voulais absolument remporter cette étape.

L’arrivée de Thierry Marie au Havre, en solitaire, où il prend le maillot jaune en 1991 – Photo DR

Qu’est-ce qu’on se dit en franchissant la ligne, quand on réalise la journée qu’on vient de faire ?

Il y a plusieurs manières de prendre le maillot jaune. Là, je suis allé le chercher avec panache. Dans la dernière ligne droite, j’étais vraiment heureux de la journée que j’avais passée. J’ai réussi à faire ce que je voulais, marquer l’histoire du Tour en Normandie.

Après une telle journée, il doit être difficile de dormir, non ?

Oui, j’étais un peu excité, mais surtout fatigué. Il m’a fallu deux trois jours pour totalement récupérer. J’ai vraiment eu du mal à rallier la ligne d’arrivée lors des deux étapes qui ont suivi. C’est aussi pour cela qu’on ne voit plus de telles échappées de nos jours. Les coureurs n’ont pas envie de prendre des risques pour être complètement à l’arrière les jours qui suivent.

Vous avez gardé le maillot trois jours, était-ce un problème pour votre manager Cyrille Guimard ?

Non, pas vraiment. Normalement, je devais m’abstenir et faire de la patinette jusqu’au contre-la-montre, mais cette année-là, je marchais fort. J’avais 29 ans, j’étais en pleine possession de mes moyens. En plus, entre Laurent Fignon et Cyrille Guimard, ce n’était plus le grand amour. C’était vraiment différent de 1990. Le torchon avait brûlé. Luc Leblanc commençait à devenir un très bon coureur, il est venu concurrencer Laurent Fignon.

Quelle était votre relation avec Cyrille Guimard ?

Elle était très bonne, il avait confiance en moi. Cyrille Guimard ne m’a jamais dit : « Arrête, ne pars pas dans les échappées, on a des leaders à protéger. » Il m’aimait bien aussi, car je mettais l’ambiance dans l’équipe. À cette époque-là, on se retrouvait tous ensemble à table, et c’est vrai que j’aimais bien faire rire. Il aimait les gens qui ne se prenaient pas la tête, facile à manager, et je pense que je faisais partie de ces gens-là.

Être managé par Cyrille Guimard, c’est spécial ?

Quand vous avez un directeur général qui a remporté le Tour, vous pouvez être fier d’être dans cette équipe. À l’époque, on était la plus grande équipe du monde.

« Hinault, j’ai beaucoup d’admiration pour lui. J’en ai beaucoup moins pour Cancellara. Il y a beaucoup de soupçons autour de lui. Quand j’ai entendu que ce monsieur se permettait de critiquer Arnaud Démare lors de sa victoire à Milan-Sanremo, j’ai ri. »

– Thierry Marie

Après deux Tours de France réussis, vous abandonnez en 1993. Pourquoi ?

Je suis tombé dès la première semaine, ensuite, j’ai eu une tendinite. C’était mon premier abandon. Quand je suis rentré chez moi, ça été compliqué. Il faut savoir se relever après des moments si difficiles. C’est comme ça qu’on voit la force mentale d’un coureur.

En 1996, vous participez à votre douzième Tour. Est-ce celui de trop ?

Non, je ne crois pas, mais je sentais bien que j’avais beaucoup donné dans ma carrière. À la différence d’un sprinteur qui reste dans les roues, un baroudeur doit lâcher beaucoup plus d’énergie sur la route s’il veut un jour remporter une course. Avant de débuter mon douzième Tour de France, j’étais déjà fatigué. C’était compliqué de le terminer dans cet état.

Terminer sur un abandon après autant de Tours de France ne laisse-t-il pas un goût amer ?

Si… Après tant de beaux moments, c’est certain que terminer sur un abandon, ce n’est pas la meilleure des fins. Je pensais quand même que j’allais en faire un autre. Mais je suis quelqu’un qui positive, j’ai vécu de très beaux moments sur le Tour. À un moment donné, il faut savoir dire stop, et c’était le moment. Forcément, c’est une petite douleur, mais il faut l’accepter pour continuer sa vie.

Vous êtes toujours parmi les trois coureurs ayant remporté le plus de prologues sur le Tour de France derrière Hinault et Cancellara. Ça veut dire quoi pour vous ?

Hinault, j’ai beaucoup d’admiration pour lui. J’en ai beaucoup moins pour Cancellara. Il y a beaucoup de soupçons autour de lui. Quand j’ai entendu que ce monsieur se permettait de critiquer Arnaud Démare lors de sa victoire à Milan-Sanremo, j’ai ri. Mais Bernard, oui, j’ai beaucoup d’estime pour lui. J’ai un beau palmarès, mais j’aurais pu mieux faire. Mon rêve, c’était aussi de bien figurer sur Paris-Roubaix, mais j’y étais nul. J’étais un coureur du Tour, c’était mon rendez-vous.

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