Dans le milieu du cyclisme, Frédéric Grappe est un entraîneur reconnu pour ses compétences. Spécialiste en biomécanique et en physiologique de l’entraînement sportif, celui qui opère pour la FDJ.fr n’hésite jamais à donner son avis. A l’aube de la dernière semaine de course de ce centième Tour de France, il s’est donc confié à la Chronique du Vélo et aborde notamment le sujet Chris Froome. En posant, comme il le dit « des éléments d’analyse », mais pas pour affirmer que oui ou non, le Britannique est dopé. A chacun de se faire son avis, mais voici les explications.

Bonjour Frédéric. Pour commencer, en plein Tour de France comme c’est le cas actuellement, comment se passe la vie d’un entraineur comme vous ?

En ce qui concerne ce Tour de France, je n’y suis pas présent en tant que tel, sur le terrain. Le boulot a été fait avant donc c’est plutôt les directeurs sportifs qui gèrent l’équipe. Mais on a évidemment une relation avec les coureurs de part certains fichiers qu’ils peuvent nous adresser dans notre plateforme de suivi. Mais on prend un peu de recul par rapport à ça, on considère que le travail a été fait avant donc on laisse les DS et le staff s’occuper de la partie compétition. Mais il y a bien sûr un suivi sur chaque étape pour comprendre ce qu’il se passe et analyser la performance.

Hors FDJ.fr, sur ce Tour 2013, on parle énormément de Chris Froome. Et il y a notamment une chose qui interpelle, le fait qu’il regarde systématiquement son SRM…

C’est l’éternel débat qui est posé depuis quelques mois. On laisse passer le sentiment que quand on veut développer une certaine puissance, on regarde son compteur et on va y arriver. Ca ne se passe pas du tout comme ça. La puissance qui s’affiche sur le compteur correspond à l’intensité réelle qui est produite par le coureur. Mais il ne faut pas oublier que quand vous réalisez une performance, vous ne pouvez la réaliser qu’à partir du ressenti, c’est à dire des sensations que vous avez. C’est ce que vous êtes capable de produire réellement. Pour imager un peu, plus vous êtes fatigué moins vous produirez de puissance. Donc c’est la relation entre ce que vous ressentez et ce que vous produisez qui vous donne un indice de performance. La puissance seule ne veut rien dire. Par exemple si vous mettez un capteur de puissance chez quelqu’un qui ne se connait pas : il va regarder des watts, mais s’il n’a pas une capacité à analyser ses sensations et la manière dont il fonctionne, ça ne va pas lui donner grand chose.

Donc pour être performant, il faut avoir ce que j’appelle une très bonne « finesse perceptive », c’est à dire d’être capable de comprendre ses sensations et les réactions de son corps. Alors oui vous allez regarder vos watts, mais les regarder sans être capable d’analyser ce qu’on est en train de faire ne sert à rien. Au contraire, ça peut même être contre-productif. Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que quand vous regardez des watts sur un capteur de puissance, ça bouge beaucoup, les valeurs ne sont pas stables. A l’inverse de la vitesse, qui elle varie tous les 0,1 km/h. Donc la vitesse est un meilleur indice au niveau du rythme que la puissance. D’ailleurs c’est ce qu’on demande aux athlètes, de regarder la vitesse plutôt que les watts. Du coup, quand on pense que Froome regarde ses watts, certainement qu’il les regarde. Mais il ne regarde pas que ça, il s’intéresse à sa cadence de pédalage, ça j’en suis certain. Il regarde aussi sa vitesse, et il fait analyse globale de l’effort. Ce n’est pas le capteur de puissance, seul, qui lui permet d’être meilleur. Je reviens là-dessus mais c’est bien la relation entre le perceptif et le productif. S’il n’y a pas cette relation, ça ne vaut rien !

Malheureusement pour lui, on parle aussi de ses performances, qui suscitent de nombreuses suspicions. Vous êtes intervenu après l’étape d’Ax 3 Domaines pour tempérer les propos d’Antoine Vayer. Votre avis est-il toujours le même après l’étape du Ventoux ?

On doit faire attention, on n’est pas là pour dire oui ou non dopé. On ne peut pas dire aujourd’hui Froome est dopé, ceux qui le disent sont malhonnêtes. Ce n’est pas parce que vous êtes capable de réaliser des performances proches de celles de coureurs dopés que vous l’êtes aussi. Ou alors je dirai oui s’il réalisait des performances extraordinaires qui dépassaient l’entendement. Quand on regarde les montées de Froome à Ax 3 Domaines et au Ventoux, et qu’on les rapporte à ce qu’il fait depuis la Vuelta 2011, son niveau de performance est en totale cohérence. A un moment donné, elles pouvaient être attendues ces performances. Et là je ne raisonne pas comme Antoine Vayer, qui lui dit en fixant certains seuils, t’es dopé. Car scientifiquement, c’est nul, et c’est même malhonnête de dire ça, sachant qu’avec ma méthode on raisonne selon un produit de puissance en fonction du temps.

Donc entre la montée d’Ax 3 Domaines et celle du Ventoux, compte tenu de la longueur des montées, vous perdez entre 40 et 50 watts, et ce chez tous les coureurs, c’est physiologique. Donc dire au dessus d’un certain seuil on est dopé, c’est complètement débile, on ne peut pas dire ça. D’ailleurs je l’ai dit à Antoine Vayer. Tout ça pour dire qu’aujourd’hui je suis là pour expliquer des choses, mais pas pour dire que Froome est dopé ou non. Je suis là pour poser des éléments d’analyse. On peut d’ailleurs comparer les performances de Froome avec celles de Péraud, dont on sait qu’il est très régulier et qu’il fait son travail de façon loyale. Entre eux, à l’arrivée, il y a deux minutes, ce qui correspond à 20-30 watts de différence, soit au total entre 4 et 6 ml/min/kg. Donc si on suppose que Péraud possède une VO2 max de 80 ml/min/kg environ, ça voudrait dire que Froome pourrait avoir une VO2 max de 86 ml/min/kg. Ce n’est pas impossible ! Donc comme je le dis depuis plusieurs années, à quand le passeport physiologique ? Tant qu’on ne l’aura pas, on aura des doutes, et tous les ans ce sera pareil.

Après, il faut savoir que quand vous faîtes une cure d’EPO, vous gagnez environ 8% sur votre VO2 max. Donc je ne vais pas citer de noms, mais si vous avez déjà un gros moteur à environ 80 ml/min/kg, ça peut vous faire monter à 86 ml/min/kg, et ça reste plausible puisqu’on a déjà mesuré des VO2 max à presque 90 ml/min/kg. On est dans des zones où on ne peut pas dire que les coureurs sont dopés. C’est limite mais ça passe. C’est ce qu’il s’est passé avec Armstrong, qui avait déjà une bonne VO2 max à 78/79 ml/min/kg et qui la boostait à 7 ou 8 points de plus. Et ce n’était pas le seul ! Il y en a actuellement dans le peloton, je ne citerai pas les noms mais vous les reconnaîtrez, vous voyez dans quel état ils sont, et comment ils marchaient il y a deux ans, avec 6/7% de performance en plus. Ce sont les effets de l’EPO. Mais ils sont toujours là, et ce sont encore de bons coureurs. Donc je le dis aujourd’hui, peut-être que Froome est dopé, mais peut-être qu’il est extraordinaire, ce n’est pas impossible et c’est mon rôle de le dire. Je ne suis pas là pour le défendre non plus mais je donne des éléments d’analyse et chacun en tire ses conclusions. En revanche, s’il avait fait la montée avec deux minutes de moins et qu’on tombait sur des VO2 max de 95 ml/min/kg, là on tirerait la sonnette d’alarme, mais ce n’est pas le cas.

Justement vous parlez du passeport physiologique, et il y a quelques jours Greg Lemond proposait que lors des contrôles antidopage, on se fie aussi aux puissances développées. Qu’en pensez-vous ?

J’ai proposé pour ma part le Profil de Puissance Record, le PPR. On l’a mis en place sur certains de nos athlètes, on peut le tracer aussi de manière indirecte avec les performances et je peux vous garantir qu’avec ça vous avez le profil de puissance des coureurs, ça aide beaucoup. Moi je l’ai proposé à l’UCI en début d’année en envoyant un dossier, il n’y a pas de réponse. Mais si on attend en comptant uniquement sur les prises de sang et le passeport biologique, on n’y arrivera pas. Il faut continuer, c’est sûr, mais on sait très pertinemment qu’avec des micro-doses d’EPO et d’autres produits, on passe à travers. Tout n’est pas détectable. Donc si aujourd’hui on associe pas à ces contrôles un « passeport physiologique », dans un, cinq ou dix ans, ce sera pareil, on avancera pas et les gens se poseront les mêmes questions. Greg Lemond a totalement raison.

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