Tout au long de cette 106ème édition de Milan-Sanremo, le scénario de la course semblait soigneusement planifié, décidé au millimètre près par les hommes de l’équipe Katusha. Tous au service du viking et tenant du titre norvégien, Alexander Kristoff, les protégés d’Igor Makarov, venu spécialement pour l’occasion, ont longtemps cru pouvoir rééditer leur performance de 2014, où le même Kristoff remportait le premier Monument de l’année au terme d’un sprint rondement mené. Mais deux facteurs s’en sont mêlés. Les sensations du leader désigné, luttant dans la Cipressa pour rester au contact, et la présence de plus fort que lui, John Degenkolb. L’Allemand est bien sûr aux anges.
La Via Roma, tout un symbole
Voilà enfin venu le Monument annoncé par tous les principaux observateurs depuis le début de sa carrière, Milan-Sanremo. John Degenkolb, très vite installé dans le costume de sprinteur-puncheur radicalement différent de ses anciens compères Cavendish et Greipel, en a toujours rêvé, et la victoire de cet homme sur la Via Roma est tout sauf une surprise. Depuis sa formation au sein de l’excellente Thüringer Energie, les qualités d’endurance et de puissance du natif de Gera sont reconnues et soulignées. Cela fait maintenant cinq ans. Un laps de temps synonyme de maturation pour un jeune homme qui aura découvert le très haut niveau de manière instantanée. Dix-neuvième de son premier Paris-Roubaix, victorieux sur le Dauphiné pour sa première course par étapes World Tour, il a surtout bénéficié d’une émulation incroyable avec son coéquipier et ami Marcel Kittel. En gérant leurs programmes respectifs à la perfection, l’équipe Giant a ainsi pu polir un diamant brut qui continue de franchir les étapes. En s’adjugeant Gand-Wevelgem il y a un an, Degenkolb avait fait sauter le verrou psychologique de la première grande victoire sur une course d’un jour, désormais, son statut de chasseur de classiques est incontestable.
Un destin qui n’est pas sans rappeler celui d’Erik Zabel, son modèle personnel. L’ancienne star d’Outre-Rhin, née elle aussi en RDA, avait dû attendre 27 ans pour véritablement exploser sur la scène internationale en remportant la Primavera de 1997 au bout de la Via Roma. L’artère mythique de Sanremo verra par la suite l’épouvantail Zabel lever les bras à trois reprises entre 1998 et 2001. Sur ces points là, Degenkolb est même quelque peu en avance sur son prestigieux compatriote, puisque quand Zabel n’avait remporté « que » quatre étapes de grands tours et un maillot vert, l’étoile du moment table sur dix victoires en plus d’un maillot distinctif obtenu sur la Vuelta. Et c’est avec une année de moins que Degenkolb inscrit son nom au palmarès de l’immuable Milan-Sanremo, succédant ainsi à Zabel bien sûr, mais également à d’autres Allemands comme Rudi Altig et Gerald Ciolek. Les Allemands se plaisent sur la Riviera, et, chose à noter, Degenkolb ne devrait pas délaisser de si tôt l’épreuve italienne, malgré les rumeurs incessantes concernant l’introduction de la Pompeiana. Car pour devenir l’homme à battre sur les classiques, il s’est tout naturellement forgé un profil de coureur complet, capable de battre les véritables puncheurs sur un sprint en bosse, et même de prendre les initiatives.
Après Sanremo, rendez-vous à Roubaix ?
Même si Degenkolb s’est parfaitement inséré dans le format dit du cyclisme moderne, assez frileux tactiquement et consacrant une majorité de sprinteurs passant bien les difficultés, il ne fait aucun doute que le garçon reste au fond de lui un coureur à l’ancienne comme on en voit de moins en moins. Par son caractère et ses ambitions, tranchant avec celles de coureurs de plus en plus spécialisés – à l’image de ses camarades Kittel et Greipel – souffrants sur les batailles d’un jour. Degenkolb est un battant, un guerrier comparable sur ce point à son rival Kristoff, qui ne lâche jamais rien. Comme il l’expliquait aux micros après la course, son échec malheureux sur la même course en 2014 aurait pu constituer l’une des plus grosses déceptions de sa carrière – il avait crevé au pied du Poggio -, mais il lui a surtout servi de motivation afin de corriger le tir. Troquant les larmes de tristesses pour les larmes de joie, il signe un chef d’oeuvre arrivant au meilleur des moments, après un début d’année mitigé. En forme à Dubaï, son Paris-Nice avait été nettement moins enthousiasmant, mais comme il l’expliquait sur le site de son équipe, « [il a] pris froid au début de la semaine, et après Paris-Nice, vous avez besoin d’un certain temps de récupération. »
Différent et peut-être au-dessus de certains, il l’est donc par sa force mentale, mais aussi par ses objectifs prochains. Au lieu de faire ses valises et de se projeter sur le Tour de France comme d’autres, Degenkolb est hanté par l’idée de claquer un nouveau Monument dans la foulée. Aidé par son très gros moteur, Paris-Roubaix entre dans sa ligne de mire, et il faut se rappeler que sans l’attaque décisive de Niki Terpstra à dix kilomètres de l’arrivée, on aurait probablement eu un sprint d’une douzaine d’unités au Vélodrome de Roubaix l’année dernière, plaçant Degenkolb dans un fauteuil. Deuxième de l’Enfer du Nord, neuvième du Ronde en 2013, et tenant du titre sur Gand-Wevelgem, Degenkolb s’attaque à la tournée des Flandres, en ayant comme mot d’ordre la victoire. S’il venait à s’imposer dans le Nord de la France, il réaliserait alors un improbable doublé Sanremo-Roubaix, plus réalisé depuis Sean Kelly en 1986. Plus impressionnant encore, remporter le Tour des Flandres deux semaines après avoir vaincu l’opposition en Ligurie remonte à l’ère d’Eddy Merckx, en 1975. Quid alors d’une conclusion en beauté par un championnat du monde à Richmond, présentant des secteurs pavés et quelques bosses convenant à sa puissance de frappe ? Une chose est sûre, on devrait en tout cas revoir Degenkolb et Kristoff croiser le fer avec passion. Et si l’Allemand venait à décrocher un deuxième Monument, il entrerait dans la cour des très grands. Si tant est qu’il n’en fait pas déjà partie.