Ce mercredi, le Giro est parti de Florence, ville connue dans le monde entier grâce à ses grands artistes, de Dante à Fra Angelico en passant par Léonard De Vinci. Mais la capitale toscane a aussi vu naître l’un des plus grands cyclistes de tous les temps : Gino Bartali. Le double vainqueur du Tour de France (1938, 1948) et triple vainqueur du Giro (1936, 1937 et 1946) est en Italie plus qu’un simple cycliste.

Coppi, Mussolini et parapluies

Son quartier natal, Ponte a Ema, a ouvert un musée en son honneur en 2006. Il est également le héros d’une mini-série télévisée, « Gino Bartali, l’intramontabile », produite par la Rai. Bartali est une figure sainte pour les Italiens. La rivalité entre lui et son cadet Fausto Coppi est mythique : les deux campionissimo étaient fondamentalement différents. Coppi, symbole d’une Italie du Nord moderne, qui épouse une femme mariée contre les lois et les mentalités de l’époque. Bartali, « Gino le Pieux », catholique fervent depuis la mort de son petit frère Giulio en 1936, décoré par le pape Pie XII en 1948. A travers eux, deux Italie s’affrontent, une du Nord, libérale, l’autre du Sud, conservatrice et catholique.

Mais Bartali était devenu un symbole bien avant cette rivalité, utilisé par le régime fasciste de Mussolini, qu’il détestait pourtant. Il ne voulait pas entendre parler de politique. Mais les politiques ont récupéré sa figure. Comme en 1937, où usé par une bronchopneunomie, Bartali voulait faire l’impasse sur le Tour de France pour récupérer de son début de saison – et de son Tour d’Italie victorieux. Mais la presse fasciste monte l’opinion publique contre lui et Achille Starace, président du Comité olympique italien (Coni), acquis à la cause de Mussolini, lui ordonne de prendre le départ du Tour sous peine de perdre sa licence cycliste. Bis repetita l’année suivante, où le pouvoir le force cette fois à déclarer forfait sur le Giro pour se concentrer sur le Tour – qu’il gagnera.

Malgré toutes ces pressions, jamais Bartali ne prendra sa carte au parti fasciste. Le Toscan garde ses convictions, affiche sa foi catholique sur les courses et survole le circuit de l’époque. Le peuple italien l’adore. Sur le Giro 1939, un envoyé spécial du Corriere della Sera raconte une scène qui résume bien l’amour de l’Italie pour son champion : « Alors qu’on roulait sur une route battue par la pluie et qu’on longeait une foule de spectateurs qui cherchaient désespérément à s’abriter sous les parapluies, un suiveur fantaisiste annonça au micro d’une voiture : ”Attention, Bartali n’aime pas les parapluies, fermez-les !” D’un seul coup, j’ai vu les parapluies se fermer les uns après les autres. Ceux qui résistaient se faisaient enguirlander par leur voisin. »

Dieu, De Gasperi et maillot jaune

Bartali est admirable et admiré, les journalistes le décrivent comme un être quasi-mystique, avec le visage du martyr. Il est pratiquement canonisé de son vivant : « Il faut avoir vu les tifosi accepter la matraque des policiers pour toucher le maillot de leur Gino, balayer de leurs mains idolâtres la route avant le passage de leur Gino, se vautrer dans la boue et la poussière après le passage de leur cher Gino, pour comprendre ce que Bartali représenta à leurs yeux », écrivait Jean Bobet. « N’y touchez pas, c’est un dieu ! », hurla même un général italien aux tifosi qui empêchaient Bartali de rentrer à son hôtel lors d’un Tour de France.

Au sortir de la guerre, dans une Italie meurtrie par la fin du fascisme et par les affrontements contre les alliées sur son territoire, Bartali va même « sauver l’Italie ». Déjà vainqueur du Giro 1946, le lauréat du Tour de France 1938 revient sur les routes françaises 10 ans plus tard. Après dix jours de course, Bartali est loin au général, à plus de 20 minutes du leader Louison Bobet. Ramener le maillot jaune à Paris paraît alors infaisable. Mais au matin de la treizième étape vers Briançon, Gino Bartali reçoit à son hôtel un coup de téléphone.

Surprise du campionissimo, c’est Alcide De Gasperi, le premier ministre italien, qui l’appelle en personne. La veille, le chef de file du parti communiste italien, Palmiro Togliatti, est victime d’un attentat qui le laisse entre la vie et la mort. L’Italie est alors divisée, la tension est à son maximum dans tout le pays. Pour De Gasperi, un seul homme peut réussir à calmer tout le monde : Gino Bartali. Alors ce matin-là, le premier ministre demande au champion s’il est capable de gagner le Tour, pour apaiser les tensions en Italie. D’abord médusé, Bartali reprend ses esprits et sous un ciel diluvien, rattrape tout son retard sur la route de Briançon. Le lendemain, il s’empare du maillot jaune et ne le lâchera pas jusqu’à Paris.

Cet événement a définitivement bâti la légende du champion toscan. Même l’épisode du Tour de France 1950, avec l’abandon entier de l’équipe d’Italie (Bartali se sentant menacé par le public français et – selon certains observateurs de l’époque – ne voulant pas voir le jeune Fiorenzo Magni remporter le Tour), n’altère pas l’image de Bartali. Lorsqu’il prend sa retraite en 1955, à 39 ans, Bartali possède l’un des plus grands palmarès du peloton. Et surtout l’image d’un champion qu’on ne peut pas oublier.

Retraité, décédé puis honoré

Son après-carrière, pourtant, ne fut pas simple. Bartali connait des problèmes financiers et ne reçoit aucune aide de l’état italien. Un traitement qui le peine profondément, alors que des députés lui avaient promis monts et merveilles après sa victoire dans le Tour en 1948. Evidemment, les tifosi regrettent – davantage encore que pour Coppi – que la guerre ait interrompu sa carrière cycliste. Mais pendant cette période, Bartali n’est pas resté inactif : il a continué à s’entraîner, pour revenir au meilleur niveau.

Enfin, c’est ce que l’on a longtemps cru. Bartali, décédé en 2000 à l’âge de 85 ans, ne s’est jamais trop étendu sur cette période. Et puis, en 2013, le mémorial de Jérusalem consacré à la mémoire de la Shoah a nommé « Gino le Pieux » juste parmi les nations, titre réservé aux hommes qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre. « Pendant l’occupation allemande de l’Italie (à partir de septembre 1943), Gino Bartali, un fervent catholique, faisait partie d’un réseau de sauvetage conduit par le rabbin de Florence Nathan Cassuto, conjointement avec l’archevêque de Florence, le cardinal Elia Angelo Dalla Costa, lui-même reconnu “Juste parmi les nations” en 2012. »

Sans en parler à sa femme, Bartali transmettait des documents, cachés dans le tube de selle et le guidon de son vélo, en zone protégée, et ramenait à Florence des faux papiers destinés aux Juifs recherchés par la milice italienne. Il lui est parfois arrivé de faire 350 kilomètres par jour pour aller chercher ces papiers. Evidemment, auréolé de son image de champion, jamais il ne fut contrôlé par la police italienne. Ainsi, il sauva plus de 800 personnes d’une mort certaine. Et comme un symbole, c’est la communauté juive de sa ville natale, Florence, qui a travaillé pour que Bartali obtienne cette reconnaissance posthume. Parce que l’Italie aimait autant Bartali que lui l’aimait.

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