Jean-Marie Leblanc est un personnage presque mythique, qui nous fait se replonger inexorablement dans nos plus anciens souvenirs du Tour de France. Directeur du Tour de France de 1989 à 2006, faisant ainsi office de compagnon à Henri Desgrange et Jacques Goddet, l’homme d’aujourd’hui 68 ans a pris du recul. Le Tour de France n’a plus vraiment besoin de lui, et ça lui fait du bien. Il s’en est éloigné et se sent mieux. Pour autant, il n’a rien oublié de ces années de direction, et il n’hésite pas à se les remémorer pour la Chronique du Vélo. Un entretien complet et très enrichissant avec un homme qui ne mâche pas ses mots.

Bonjour Jean-Marie. Pour commencer, le centième Tour vient de s’achever, qu’est-ce que ça fait quand on en a dirigé près d’un cinquième ?

C’est d’abord du plaisir, notamment quand ça se termine comme ça s’est terminé dimanche, par une magnifique apothéose sur les Champs-Elysées. Ce qui fait que la plus grande course au monde s’achève comme l’un des plus grands spectacles du monde. Je n’avais jamais connu le Tour dans sa pleine expression spectaculaire. Ce que les gens conservent en mémoire aujourd’hui, et moi aussi, c’est la conclusion nocturne magnifiquement réalisée. Ca dépasse le cadre du sport pour devenir un évènement, et j’en suis fier pour le Tour de France et pour mes amis qui l’organisent aujourd’hui.

On l’a donc vu pour ce centième, il y a eu de l’inédit, avec notamment le départ de Corse et l’arrivée nocturne sur les Champs-Elysées. Mais rééditer ces « extravagances » n’enlèverait-il pas de la magie à ce centième Tour qui en serait rendu banal ?

Je pense que les innovations font partie de la construction du Tour de France, mais on ne peut pas faire tout et n’importe quoi avec le parcours du Tour. C’est d’abord une compétition, il faut des grands équilibres sportifs entre les étapes de plaine, de contre-la-montre, de montagne… On ne joue pas avec la géographie de la France. Mais quand on le peut, on doit faire un clin d’œil, un hommage ou une commémoration. Cette année c’était la Corse, mais je me souviens qu’en 1994, c’était les 50 ans du débarquement. On était alors venu d’Angleterre et on avait en quelques sortes nous aussi débarqué en Normandie après avoir emprunté le tunnel sous la manche. En 1992, pour l’ouverture des frontières de l’Europe, on avait fait un Tour à coloration européenne en visitant sept pays. En 2003, on avait marché sur les traces sur Tour 1903 en allant à Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes comme lors du premier Tour de France. Il y a donc des anniversaires incontournables qu’il faut essayer de marquer. Cela dit je répète qu’on ne peut pas chaque année trouver des nouveautés au détriment de l’équilibre. Aujourd’hui plus que jamais, on tient donc compte de ce que peut apporter la télévision, et des images notamment. De belles images, aériennes, panoramiques, des gros plans, autant de choses qui n’existaient pas il y a 20 ou 30 ans. Le Tour est donc condamné à vivre avec son temps et son temps le rend encore plus beau.

Toutefois, depuis quelques années et votre retrait de la direction du Tour, vous n’hésitez pas à dire que vous avez pris du recul avec le cyclisme. Après tant d’années dans le milieu, on sature ?

Saturer ce n’est pas exactement le terme. On s’éloigne parce que les coureurs, les équipes et le contexte changent. Quand on est dedans on lit les résultats tous les jours, on connait la compétition et les équipes par cœur, mais quand on n’y est plus comme c’est mon cas, insensiblement on s’éloigne donc on se dépassionne. Moi quand je regarde le classement du Tour, dans les dix premiers, à part Contador, je ne les ai jamais vu. Donc ce n’est pas étonnant qu’on s’accroche moins. Quand je regarde les classements dans les journaux, je ne connais plus les coureurs… Alors voilà c’est la vie, je décroche. Mais ce n’est pas un moindre intérêt pour la compétition cycliste et pour le Tour de France, c’est que je ne suis plus passionné comme avant par les palmarès, les classements, etc… Tout simplement, avant c’était mon métier, maintenant plus.

Malgré tout, vous restez un personnage historique, lié à jamais au Tour de France par votre rôle de directeur entre 1989 et 2006. Alors c’est comment, la vie d’un directeur du Tour ?

C’est captivant, et c’est lourd. Captivant parce que c’est flatteur d’être à la tête de la plus grande course cycliste au monde, c’est flatteur d’être un personnage éminent pendant le mois de juillet lorsqu’on visite des villes, qu’on rencontre des politiques, des chefs d’entreprise, lorsque des millions de spectateurs vous applaudissent puisqu’en même temps qu’ils applaudissent le Tour ils applaudissent le directeur. Parfois il y a des pancartes qui fleurissent, et il y a beaucoup de gens au départ ou à l’arrivée qui vous disent merci pour le spectacle que vous apportez. Tout ça c’est valorisant bien entendu. Mais c’est ce qui vous maintient sous pression, parce qu’à l’inverse, c’est une énorme responsabilité. Le poids de ces responsabilités est assez lourd. Bien sûr, le directeur n’est pas tout seul, il a des collaborateurs, et des bons, dans chaque secteur. Mais lorsqu’il y a un problème, ça remonte toujours au directeur. Voilà pourquoi pendant des années, je l’ai fait avec motivation et passion, mais les années passant et surtout à cause de la pression médiatique suite aux affaires de dopage, ça a fini, notamment les dernières années avec les affaires Festina, Cofidis ou Landis, par m’émousser un petit peu. J’ai donc considéré à 62 ans, après 18 Tours à la direction, qu’il était temps de tourner la page. Et je l’ai fait, absolument sans regret, persuadé que c’était le bon moment. Et aujourd’hui encore je pense que ça l’était, tellement je me régale de ne plus avoir de stress autour de moi.

Il y a quelques décennies, Antoine Blondin disait « Le Général de Gaulle est le Président des Français onze mois sur douze, en juillet c’est Jacques Goddet « . L’avez-vous ressenti à la tête du Tour ?

Evidemment c’est Antoine Blondin qui dit ça et c’est l’image d’un bel écrivain. Mais je comprends ce qu’il voulait dire et il y a un peu de ça bien entendu. Je le disais encore dimanche, pendant ce mois de juillet on n’a eu aucune grève, les syndicats nous ont laissé tranquille, le public français était disponible… Pendant le mois de juillet il y a comme une espèce de trêve selon laquelle on ne s’agresse pas. Les gens se réjouissent de regarder de belles images à la télévision ou de passer de belles journées sur le bord de la route. C’est un petit peu la fête et les vacances pour les Français, et moi j’étais heureux de constater ça, et d’être celui qui l’apportait.

Aujourd’hui, c’est Christian Prudhomme qui est à la tête de l’épreuve. Est-ce que l’environnement était le même pendant vos années de direction ?

Il me semble que ça n’a pas changé fondamentalement. Simplement, il y a quelques évolutions comme les moyens techniques apportés par la technologique et la télévision. Regardez l’éclairage de l’Arc de Triomphe dimanche soir. Aujourd’hui on peut le faire, il y a dix ans ce n’était pas possible. Donc Christian a sur les épaules les mêmes responsabilités, et entre les mains, les moyens de faire année après année de faire toujours un petit peu mieux. Par exemple à mon époque, je n’ai pas pu aller en Corse. Non seulement parce qu’il n’y a pas eu de candidature, mais même s’il y en avait eu une, je ne pense pas qu’on aurait eu les moyens d’y aller. Cette année, Christian a eu une candidature, il l’a saisi à bras le corps et il a bien fait, et ensuite il a eu les moyens pour y aller. Un autre exemple, j’étais à Paris dimanche. Quand j’ai commencé à la tête du Tour, il y avait un écran géant devant la tribune officielle pour montrer la fin de course. Cette année, il y en avait au moins sept ou huit… Mais c’est le progrès, c’est bien !

Mais le poste de directeur du Tour, c’est beaucoup de pression vous l’avez dit. Alors quand on met un an à créer un parcours avec son équipe, comment on se protège des critiques qui émergent forcément ?

C’est un des soucis, on ne se protège pas. Il n’y a pas moyen… On construit un Tour de France avec ses collaborateurs en pensant avoir bien fait, avoir respecté les équilibres, on essaie de faire un parcours qui puisse donner lieu à une belle compétition, mais ensuite le destin du Tour vous échappe un petit peu, ce sont les acteurs qui le font. Après les critiques, il y en a toujours eu, mais elles sont surtout graves quand c’est injustifié. Par exemple après l’affaire Festina, on a plus ou moins suggéré que l’organisation était en prise, ou tolérante avec le dopage, alors que ce n’était absolument pas le cas ! Tous ceux qui disaient ça ne connaissaient pas le cyclisme, les règlements, la répartition des responsabilités. Chacun son métier dans le Tour de France, le Tour ne peut pas être juge et parti. Le Tour de France met en place une compétition, le mieux possible, puis il laisse les autres prendre les responsabilités qui sont les leurs. Alors quand il y avait mélange des responsabilités, volontairement ou non, ça faisait mal. Comme si le Tour avait intérêt à ce qu’il y ait des affaire de dopage. Il faut être stupide pour penser ça…

Pour terminer, parmi les Tours de France que vous avez dirigé, si vous ne deviez en choisir qu’un seul, celui qui vous a le plus plu, ce serait lequel ?

Ce serait celui du centenaire en 2003, parce que plus grand monde ne s’en souvient mais moi si. Avec les moyens que nous avions à l’époque, on avait fait en sorte que ce centenaire soit salué partout où nous passions, avec des fleurissements, des décorations, la mobilisation des associations, sur les routes de campagnes mais aussi dans les grandes villes. Et sportivement cette année là, quoi qu’on sache maintenant, ce Tour avait été ardemment disputé puisque la veille de l’arrivée à Paris il n’y avait qu’une minute qui séparait Armstrong et Ullrich. Il y avait donc beaucoup d’incertitude dans ce Tour, et surtout beaucoup de fête. A Paris, nous avions fait une parade rétro pour rendre hommage au Tour. Et puis on avait organisé une randonnée sur les Champs-Elysées qui avait rassemblé des milliers de participants. C’était vraiment une belle fête populaire, et j’ai senti que cette année là tout le monde communiait pour l’anniversaire du Tour.

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