Il y a 10 ans, Stuart O’Grady devenait le premier coureur non-européen à remporter Paris-Roubaix. Sur le vélodrome, en solitaire, il savourait. Avec près d’une minute d’avance sur les grands favoris : Boonen, Flecha, Wesemann et les autres. Pour cet anniversaire particulier, l’Australien au large sourire a accepté de se remémorer le plus grand succès de sa carrière. Entre émotions, rires et anecdotes, celui qui a aussi porté le maillot jaune lors du Tour de France se livre à la Chronique du Vélo. Au programme, son amour du pavé roubaisien, son rêve accompli et sa longévité. Le tout détaillé avec une mémoire intacte.

Cette année, on fête les dix ans de votre victoire sur Paris-Roubaix. Quand vous êtes arrivé seul sur le vélodrome en ce jour d’avril 2007, vous étiez surpris de l’emporter ?

Oui, c’était une jolie surprise car c’était un rêve que je ne pensais vraiment pas réaliser. A Roubaix, j’avais toujours alterné entre malchance – avec des crevaisons aux mauvais moments – et bons résultats. Mais de là à l’emporter… Le plus fou, c’est qu’en 2007, Cancellara, le grand favori, était le leader dans mon équipe. Mon boulot ce jour-là consistait à l’aider. Mais c’était une journée particulière, très chaude, et Fabian souffrait de la chaleur. Toutes les étoiles étaient alignées pour moi : j’étais dans l’échappée matinale, la température m’allait et à l’exception d’une crevaison dans la Trouée d’Arenberg, je n’ai pas eu d’ennui mécanique. Après, c’est sûr qu’il fallait supporter de faire 230 kilomètres devant. Mais je savais qu’avec la chaleur, personne ne serait aussi bien que moi. En Australie, vingt-sept degrés, ce n’est rien. Donc c’était une journée exceptionnelle, qui s’est superbement terminée.

Racontez-nous un peu cette journée…

Après avoir franchi la ligne sur le vélodrome, O’Grady tombe dans les bras de son directeur sportif Alain Gallopin – Photo DR

Je me suis senti parfaitement bien pendant toute la course, mais je savais déjà avant de commencer que j’avais de très bonnes jambes. J’avais fini dans les 10 premiers de la plupart des classiques avant Roubaix (5e de Milan-Sanremo, 3e du Dwars Door Vlaanderen, 9e du GP E3 et 10e du Ronde, ndlr), j’étais en forme. Stratégiquement, j’étais parfaitement placé en ayant pris l’échappée matinale, avec deux autres coéquipiers qui faisaient le travail. Du coup, j’étais plutôt tranquille à l’avant alors que derrière, les favoris faisaient des efforts violents qui pompent beaucoup d’énergie. Après, honnêtement, j’étais là pour Fabian donc je n’ai pas vraiment imaginé que j’allais gagner.

A quel moment cette hypothèse vous a traversé l’esprit ?

Quand j’ai attaqué. On était revenus sur le groupe de devant (Kevin Van Impe et David Kopp, eux aussi échappés matinaux, étaient encore à l’avant, ndlr), tout le monde a ralenti pour boire, récupérer un petit peu. Moi, je suis parti. Ce n’était pas planifié, ça s’est décidé très naturellement : mon instinct a parlé. Quand je me suis retrouvé seul un peu plus loin, je me suis quand même dit : « Oulala, tu es à 25 kilomètres de l’arrivée, qu’est ce que t’as fait ! » Ce n’était vraiment pas un choix réfléchi. Mais c’est le genre de moment que tu ne vis qu’une ou deux fois dans ta carrière, des jours où tu n’as même pas mal aux jambes. Moi c’était ce jour-là et le jour de ma médaille d’or aux Jeux Olympiques d’Athènes (à l’américaine, ndlr). J’ai été professionnel pendant dix-neuf ans, il fallait bien que ça arrive quelques fois quand même. Et ce Roubaix, c’était mon jour.

C’était un rêve qui devenait réalité ?

« Gagner Roubaix était un accomplissement tellement grand… C’est le seul trophée que j’ai à la maison et chaque jour, je touche le pavé pour être sûr que c’est bien réel… »

Stuart O’Grady

Oui, mon rêve était de gagner Roubaix, tout simplement. Vous allez rire, mais en 1995, j’ai envoyé une lettre à mes parents dans laquelle je leur racontais mon premier Roubaix. Je leur avait écrit : « Je n’ai pas réussi à finir la course cette fois mais on ne sait jamais, je serai peut-être le premier Australien à gagner ici. » Cette lettre, mes parents me l’ont rendue après ma victoire. C’est la preuve qu’il faut toujours avoir des rêves dans la vie.

Et après la course, comment en avez-vous profité ?

Le soir on a bien fêté ma victoire, à l’hôtel où on était resté trois semaines durant les classiques. C’était aussi la dernière course de Lars Michaelsen et la fin de la campagne des classiques, donc on en a bien profité. Dès le lendemain, j’étais à Disneyland avec ma femme et mon fils, je le lui avais promis. Un jour je gagnais Paris-Roubaix, le lendemain j’étais chez Mickey, c’était un peu fou (rires) !

Que représente Paris-Roubaix pour vous ?

En 2003, au Crédit Agricole – Photo ASO

Gagner Roubaix était un accomplissement tellement grand… C’est le seul trophée que j’ai à la maison et chaque jour, je touche le pavé pour être sûr que c’est bien réel… Quand j’étais petit, mon rêve était de représenter mon pays aux Jeux Olympiques. Quand je suis passé pro, c’est devenu Paris-Roubaix. Je suis arrivé en Europe dans une équipe française (GAN, ndlr) où il y avait Gilbert Duclos-Lassale, double vainqueur à Roubaix. Ça m’a tout de suite fait aimer cette course, cette aventure, ce challenge. Paris-Roubaix a une histoire, c’est presque mystique comme course.

Alors vous devez cette passion à vos premières années en France ?

Oui, arriver dans une équipe française a façonné cette fascination pour Paris-Roubaix. A 13 ou 14 ans en Australie, je n’avais jamais entendu parler de Paris-Roubaix. Mais quand je suis arrivé en France, Roger Legeay m’a montré l’importance de cette course pour l’équipe. C’était l’objectif principal. La première fois que je l’ai faite, je me suis échappé, mais je n’imaginais pas à quel point c’était dur. Quand notre échappée matinale s’est faite reprendre, les gars allaient deux fois plus vite que moi sur les pavés. Je me suis dis « mais qu’est ce que tu fais ici ? » Et douze ans après, j’ai gagné. Il faut y croire, il faut toujours essayer et ne jamais abandonner.

Paris-Roubaix est si difficile que ça ?

A mon avis, c’est la plus dure des courses. Le Tour des Flandres, c’est compliqué car les côtes cassent les jambes. Mais Paris-Roubaix, c’est autre chose. Tu as des dizaines de kilomètres de pavés de plus et ils sont tellement compliqués à gérer. C’est difficile de le ressentir tant que tu n’as pas roulé dessus. Cette course tire tellement sur le corps que pendant une semaine tu as mal partout, tu souffres, tu as des tendinites au bras, dans le dos… C’est définitivement la plus dure. En ce moment, je suis en Europe avec un petit groupe de gars. Ils ont roulé pour la première fois sur des pavés au Tour des Flandres, le week-end dernier. Ils ont eu du mal. Je leur ai dit : « Vous savez, les pavés sur le Tour des Flandres, c’est comme un vélodrome. Ceux de Roubaix sont autrement plus sévères… » Ils ont un peu peur maintenant (rires).

En 2007 vous avez gagné après vous être échappé au bout de 31 petits kilomètres. L’an passé, Matthew Hayman est également parti de loin. C’est la manière australienne de s’imposer à Roubaix ?

« J’aimerais bien voir Tom (Boonen) gagner un cinquième pavé… Il deviendrait le meilleur de tous les temps, et il le mérite tellement. »

Stuart O’Grady

Oui c’est vrai, on est les deux seuls Australiens de l’histoire à avoir gagné et on l’a fait presque de la même manière. Pour nous, Australiens, qui ne sommes pas les meilleurs sur les pavés, il faut être devant. On ne va pas se mentir, je n’avais ni la puissance de Boonen, ni celle de Cancellara. Il fallait donc faire autrement. Être plus offensif, plus stratège.

Avec ces succès, Paris-Roubaix est-il devenu connu en Australie ?

Dans le monde cycliste, la course a vraiment gagné en notoriété, mais les Australiens en général ne connaissent toujours pas Paris-Roubaix. Tout le monde sait ce qu’est le Tour de France, mais les classiques restent assez méconnues.

Quel est votre favori cette année ?

Pour moi, les Quick-Step ont clairement l’étiquette de favoris. C’est une équipe très forte et pour gagner Roubaix, il faut des équipiers qui dépassent les 200 kilomètres. S’il faut désigner un homme, je dirais Tom (Boonen). J’aimerais bien le voir gagner un cinquième pavé… Il deviendrait le meilleur de tous les temps, et il le mérite tellement. Néanmoins, ça risque d’être dur pour lui car il y a du monde derrière avec Sagan, Terpstra, Degenkolb ou Kristoff. Ces mecs étaient là dimanche et ils lui rendront la tâche difficile. Ça va être une belle course.

Pas de surprise alors ?

Il n’y a jamais deux surprises consécutives. Une surprise, ça arrive, que ce soit moi, Knaven, Vansummeren ou Hayman l’an dernier. Parfois les grands favoris se regardent trop et courent de façon négative. Mais je ne pense pas que ça puisse se répéter trop souvent. Donc à mon avis, il n’y aura pas de surprise cette année.

Vous avez été successivement un sprinteur, un chasseur de classiques puis un capitaine de route. Quel rôle avez-vous préféré ?

« Parfois, ça gueulait avec les directeurs sportifs. Ils sont dans les voitures avec les talkie-walkie… Mais moi j’étais sur la route, avec les coureurs. Je voyais les visages. Alors je jaugeais leur fatigue pour pouvoir adapter la tactique. »

Stuart O’Grady

Tous les rôles étaient différents. Quand j’étais jeune, j’étais un vrai sprinteur. Je n’avais peur de rien, je ne pensais pas aux chutes, aux accidents. Mais quand tu commences à construire une famille, à avoir des enfants, ça change tout. Et puis tu as d’autres mecs plus jeunes, plus rapides et tu leur laisses la place. Je me sentais plus fort avec l’âge et j’ai commencé à attaquer les classiques : Milan-Sanremo, les Flandres, Zurich, Paris-Tours… Puis, à nouveau, j’ai vieilli et je ne pouvais plus m’entraîner comme les jeunes, donc je les ai guidés. J’ai eu beaucoup de satisfaction à me mettre au service d’Andy Schleck ou de Carlos Sastre pour qu’ils accomplissent leurs rêves.

En parlant de Sastre, vous avez été son capitaine de route lors de son sacre sur le Tour 2008. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Je n’ai jamais gagné le Tour de France mais quand j’ai passé la ligne avec Sastre, main dans la main, c’était comme si je l’avais gagné. J’étais probablement le premier Australien à faire partie d’une équipe vainqueur du Tour, c’était vraiment spécial. D’autant que je partageais la chambre de Carlos, je le connaissais par cœur. On avait confiance l’un en l’autre. J’ai également fait une partie du boulot sur la route et je me suis beaucoup occupé de la stratégie. Parfois, ça gueulait avec les directeurs sportifs. Ils sont dans les voitures avec les talkie-walkie… Mais moi j’étais sur la route, avec les coureurs. Je voyais les visages. Alors je jaugeais leur fatigue pour pouvoir adapter la tactique. En tant que capitaine de route, c’est vraiment cet aspect que j’ai adoré. C’est un jeu d’échecs, parfois de poker.

Vous avez le record de participation au Tour de France (17, avec Voigt et Hincapie), preuve de votre longévité sur les routes. Comment avez-vous fait pour durer ?

Sur le Tour de France 2001 (et comme en 1998), O’Grady s’offre le maillot jaune pour quelques jours – Photo ASO

Il faut aimer le vélo et il faut aimer faire la course, c’est essentiel. Moi, j’abordais chaque compétition de façon différente. Je trouvais de nouveaux objectifs chaque année, je maintenais mon envie au maximum, tout le temps. En ce qui concerne mon record sur le Tour de France, je n’avais rien d’autre à faire en juillet, et le vélo, c’est bon pour le régime (rires) !

Vous faisiez partie de la meilleure génération de cyclistes australiens de l’histoire avec Robbie McEwen, Cadel Evans, Baden Cooke ou Bradley McGee. Que pensez vous de la nouvelle génération ?

Le vélo a changé, c’est davantage un business. C’est plus scientifique et les directeurs sportifs sont plus intelligents dans la gestion des jeunes. Les jeunes ont aussi moins peur, ils voient d’autres jeunes faire des résultats, ça les encourage. Ils jouent plus rapidement les premiers rôles sur les classiques depuis une dizaine d’années et c’est bien, ça apporte de la fraîcheur. Quand je vois que Caleb (Ewan) fait top 10 de Milan-Sanremo pour sa deuxième année professionnelle, c’est incroyable. En Australie, je pense aussi à Luke Durbridge, qui a les capacités pour soulever un jour le pavé à Roubaix. Je l’imagine même capable, peut-être un jour, de nous faire une Wiggins. Il est bon en chrono et il grimpe pas mal. Il n’y a plus de limites avec les jeunes aujourd’hui.

Y’a t-il un nouveau Stuart O’Grady aujourd’hui dans le peloton ?

Moi j’ai été un pistard, puis un sprinteur, puis j’ai fait les classiques. Alors je dirais peut-être Degenkolb. C’est un bon sprinteur, il a gagné Paris-Roubaix et il pourrait être un super pistard. Mais vraiment, un nouveau moi, je ne sais pas…

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