Nichée à près de 1300 mètres d’altitude, en surplomb de la plaine vénète, la station de Piancavallo n’a accueilli qu’une seule fois une arrivée du Tour d’Italie. C’était il y a dix-neuf ans. Les tifosi se souviennent pour l’éternité de ce mémorable 30 mai 1998, théâtre d’un des plus beaux assauts de Marco Pantani sous le maillot de la Mercatone Uno. Aérien, le Pirate allait par la suite décrocher son premier grand tour à Milan. Avant de réaliser le dernier doublé de l’histoire sur le Tour de France l’été suivant.

Des années difficiles

Révélé en 1994 par ses incroyables numéros en solitaire, mettant en difficulté Berzin et Indurain dans les mythiques Stelvio et Mortirolo, Pantani n’avait jamais eu depuis l’occasion de confirmer ses qualités d’escaladeur sur la course rose. Forfait l’année suivante pour une inflammation du genou, il connaît un autre accident, bien plus grave, en plein Milan-Turin. Souffrant d’une double fracture ouverte tibia-péroné, l’enfant de Cesena doit tirer un trait sur la saison 1996. En forme au printemps 1997, le Giro devait le remettre en selle. Mais il s’achève trop tôt, la faute à un chat qui traverse sous sa roue en fin de première semaine. Et quand il se présente à Nice au grand départ du Giro 1998, la pression ne lui est donc plus étrangère.

Si le grimpeur chauve s’était permis d’exploser le record de la montée de l’Alpe d’Huez sur la Grande Boucle, son disciple en la matière, le jeune Stefano Garzelli, progresse crescendo dans la même formation au maillot « giallo ». La concurrence n’est pas prête à abdiquer si facilement. Entre les deux derniers vainqueurs sortants, Gotti et Tonkov, et le favori suisse Alex Zülle, Pantani doit se découvrir sans tarder. Surtout que les deux longs contre-la-montre de la troisième semaine ne sont pas à son avantage. La première moitié de course, plutôt ordinaire, voit les spécialistes des classiques, Bartoli et Noé, s’illustrer. De son côté Zülle, vainqueur du prologue, semble déjà gérer ses efforts avant l’heure.

Le retour en grâce à domicile

Vient alors la quatorzième étape : sur le papier, une course de côte vers Piancavallo. Mais au kilomètre 156, la magie de la course opère. Irrésistible, Pantani plante plusieurs banderilles et parvient à détacher Tonkov de sa roue. Victime de maux de dos, Gotti n’a d’autres possibilités que de voir l’ « Elefantino » prendre plusieurs lacets d’avance. Ayant repoussé ses rivaux vingt puis trente secondes derrière au moment d’entamer le replat final, Pantani peut se laisser porter par une foule en délire, incrédule devant l’exploit d’un champion aux ressources mentales insoupçonnables. Ses propos à l’arrivée laissent transparaître le caractère résurrectionnel de son coup de force. « Mes jambes me disaient basta, mais dans ma tête j’ai réussi à aller au-delà des mes possibilités. » Goguenard, il se permit même d’en rajouter. « Cela me plaît d’imaginer le masque de souffrance de mes adversaires en montée. […] Je suis l’un des seuls qui a le courage de mettre mes gants et de combattre dans mon propre style. Je crois que c’est une manière qui ravit le public. »

Les performances de Pantani cette même année mirent à mal la domination Festina. D’ailleurs, si Zülle n’est pas directement visé, une lettre du président de la commission médicale de l’UCI, datée du 22 mai 1998, circule dans toutes les équipes en lice. La missive fait état d’utilisation de perfluorocarbures en produits dopants, et dans les bruits du peloton, les regards se tournent vers les écuries Casino et Festina. La tactique de Zülle pour remporter ce Giro ne peut elle aussi que susciter un franc rejet de la part des admirateurs de l’Italien. Une vraie opposition de style naît entre l’attaquant romantique et le rouleur-grimpeur directement inspiré par Miguel Indurain, quintuple vainqueur du Tour de France. Arrogant au sommet de Piancavallo, Pantani subit pourtant un véritable crash le lendemain à Trieste sur sa monture chronométrée. Repris en route par l’Helvète, il lui cède 3 minutes 26. Et peu croient en ses chances de revêtir le maillot rose Piazza del Duomo.

Une semaine légendaire

C’était sans compter sur la force de frappe du Pirate qui rattrape son retard comme un boulet de canon. Avec son ami intime Giuseppe Guerini, il attaque Zülle dès le départ de la dix-septième étape en direction de Val Gardena. Grâce à une parfaite collaboration, les deux hommes écrasent la course et reprennent quatre minutes au leader de la Festina. Le Suisse finira par s’effondrer définitivement dans les deux dernières étapes de montagne, à l’Alpe de Pampeago et au Plan di Montecampione. En danseuse à l’amorce de chaque épingle du sommet lombard, Pantani décroche son ennemi qui lâche un quart d’heure ce jour-là. Mais n’est pas pour autant débarrassé de Pavel Tonkov. C’est sous la bannière des trois kilomètres que le Russe lâchera prise. Pantani aura cette confidence rare à son mentor, Giuseppe Martinelli, qui raconte à la Gazzetta avoir vu son chouchou redescendre à la hauteur de sa voiture. « J’ai réalisé l’attaque de ma vie », glissa-t-il. Sur son nuage, il reprendra même quelques secondes à Tonkov dans le dernier chrono avant la fête milanaise.

Enseignements ? Dans Piancavallo, là où tout lui réussit, il paraît obligatoire d’attaquer dès le pied. Les sept premiers kilomètres présentent une pente moyenne proche des 10 %, avec une pointe à 15 %. Taquines, les inscriptions des supporters le sont aussi, avec un virage rebaptisé « Curva del Viagra ». Comme pour signifier aux frileux qu’il s’agit du moment ou jamais pour tenter quelque chose avant les ultimes 5000 mètres moins corsés. Alors, pour succéder au Pirate, les Transalpins rêvent aujourd’hui du Squale, mais qui sait de quel côté les dieux du cyclisme se tourneront-ils ? Car rien ne semble pouvoir nous faire oublier cette singulière journée du siècle précédent. Les galères de l’artificier des Dolomites, disparu trop tôt, l’auront empêché de tenir un palmarès équivalent à son génie. À défaut, ses victoires éclatantes sont désormais réempruntées par les organisateurs année après année pour lui consacrer un véritable culte mémoriel.

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