Serge Laget est un personnage du sport et du Tour de France en particulier. Journaliste et documentaliste à L’Equipe durant de nombreuses années, il est aussi un Historien du Sport reconnu. La Grande Boucle est pour lui quelque chose d’extraordinaire, et il le confie à la Chronique du Vélo. Il nous explique ainsi comment ses idoles sont devenues ses amis, ou pourquoi sa passion est toujours intacte. Entretien.

Bonjour Serge. Pour commencer, le centième Tour de France vient de se terminer. C’est un moment mythique, comment le vivez-vous ?

Je suis vraiment heureux, d’autant qu’il se trouve qu’avec mon ami Claude Maignan on avait initié l’opération « Géants du Tour », donc on s’est trouvé concerné par l’apothéose, qui était magnifique. Le samedi était un petit peu un prologue et le dimanche il y avait 365 Géants, c’est extraordinaire. Alors on se dit que cette petite course qui était un petit ruisseau au début, soit devenue un fleuve majestueux, torrentueux, cataclysmique, tranquille par moment, c’est quand même extraordinaire. Et ça c’est Henri Desgrange, Géo Lefèvre, Jacques Goddet, Jean-Marie Leblanc, Christian Prudhomme… C’est 10000 petites mains qui depuis 110 ans apportent leur énergie, leur folie, leur tristesse par moment, c’est magnifique. Et tu te dis moi je suis un des petits pagayeurs.

Vous êtes donc un historien, du sport, du cyclisme, et vous avez vécu des dizaines de Tours de France. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Moi j’ai surtout rencontré le Tour de France en 1954, j’avais sept ans. Et après être longtemps resté en périphérie de la course, les hasards de la vie ont fait que je suis rentré dedans. J’étais responsable de département au Musée des Sports où j’ai approfondi mes connaissances, ensuite je suis devenu journaliste à L’Equipe et je les ai approfondies un peu plus. Et puis au fil du temps, je rencontrai des gens qui étaient mes héros. Je suis monté dans la voiture que j’avais vu passer en 1954, ça a été pour moi une moment fort. Puis petit à petit, tous ces gens que j’ai vénéré sont devenus des copains, et quelque part ça n’a pas de prix. J’ai pu écrire sur eux, des articles ou des livres, avec une mitoyenneté qui rend le témoignage plus fort.

En revanche, vous n’avez pas vécu les premiers Tours de France même si vous avez appris à les connaître. Auriez-vous aimé naître quelques décennies plus tôt pour voir les Garin, Pottier, Petit-Breton, Faber ou Lapize ?

Oui, mais je les ait tellement connu en faisant fonctionner le rétropédalage que quelques part, je suis proche d’eux. Je dis ça en toute humilité, mais René Pottier qui est un homme que je n’ai pas connu mais que je vénère, je suis dans sa roue tous les jours. Maurice Garin aussi, même s’il était un peu coquin sur les bords. Et pour faire le Tour de France à l’époque il fallait être un peu corsaire, il y a même eu quelques pirates, mais bon il y a amnistie.

Chaque année le Tour de France évolue un peu. Durant tout ce temps, quelles évolutions vous ont marqué ?

Ce sont surtout des évolutions techniques, sur la machine ou sur la route. Mais le stade est toujours le même, la France, le plus beau du monde. Et il y a toujours des hommes qui pédalent. Pour moi, entre Garin et Froome, il n’y a que 26 cm de différence, autrement ils sont exactement pareils. C’est la pérennité du Tour. Je veux dire que quand tu vois passer le peloton, il y a celui d’aujourd’hui, mais derrière il y en a cent autres. Et c’est ce qui est unique dans le Tour, et qui n’existe pas dans les Jeux Olympiques ou la Coupe du Monde de football. C’est cette mitoyenneté, ce peloton il est à toi, il est à moi, il est à nous tous. Qu’on puisse se le partager comme ça, c’est absolument unique.

Alors pour prolonger ça, je me suis mis à la recherche des images, des affiches, que beaucoup de gens ont négligé mais qui sont des documents essentiels. Et n’importe qui peut faire la même chose, en cherchant un peu tu vas en retrouver. Ce n’est pas les ruines de Babylone, ce n’était qu’il y a 110 ans, 100 ans, 90 ans. Et retrouver ces photos, ces médailles, ces affiches, c’est donc préserver ce patrimoine, et c’est notre mission à tous puisqu’il n’y a pas de Musée du Tour de France, chacun en détient une partie. Et c’est beaucoup plus beau puisque chacun conserve quelque chose.

Et après tant d’années à suivre le Tour, êtes-vous toujours aussi passionné par le Tour et son spectacle ?

Parfaitement, et même encore plus que jadis. Cette année par exemple, c’était extraordinaire. Il y avait une ferveur, une passion après les attaques souvent disproportionnées et injustes qu’a subi le Tour de France. Et de voir la communion qu’il y a eu cette année, j’étais au bord de la route à Nice notamment, on était comme des gamins. C’est ça le Tour, c’est du bonheur et on est tous des gamins en culotte de course. C’est la magie du Tour !

On imagine donc que durant ces années, vous avez eu des chouchous, quels étaient-ils ?

Moi je suis toujours avec René Pottier, ensuite il y a eu Marcel Rorhbach, puis Raymond Poulidor, Victor Cosson, André Darrigade, Roger Chaussabel, Roger Walkowiak… Des gens qui sont devenus des proches et avec qui j’ai eu l’occasion de partager le verre de l’amitié.

On remarque qu’ils sont tous français…

Oui parce qu’il y a la proximité, c’était plus facile de les rencontrer eux. Par exemple Victor Cosson avec qui je déjeunait toutes les semaines, il était content de me retrouver et moi encore plus. Il m’a raconté des histoires que je n’ai pas encore utilisées, dans le sens de lui rendre hommage, de le remettre en selle, parce qu’il mérite beaucoup mieux que le petit oubli dans lequel il est. Et ce week-end dans les invités il y avait sa petite fille, qui a fait une photo avec le fils de Gino Bartali qui était son ami, et ça permet de prolonger tous les maillons de cette belle chaîne.

Revenons donc un peu sur ce Tour 2013. En tant que spectateur, qu’en avez-vous pensé ?

J’ai trouvé ça extraordinaire. C’est la force éternelle, comme je l’ai dit tout à l’heure. Entre un démarrage de Garin, de Leducq, de Darrigade, de Gaul, il y a une constante dans l’effort, dans le dépassement de ces champions que tu vois. Et puis tu es dans ton stade, parce que la France c’est notre stade à tous. Ce n’est pas le Stade de France ou le Parc des Princes, c’est ton stade, c’est mon stade, et ça ne changera jamais, quoi qu’en pensent les Sénateurs. Mais d’un côté la bêtise de quelques uns qui jouent les justiciers renforce le Tour de France. Ca part peut-être d’un bon sentiment mais au final ça devient totalement caduque. Il n’y a que les coureurs cyclistes que l’on puisse prendre en otage de cette façon. C’est encore la magie du Tour de France qui en est même victime…

Toutefois, parmi tous les Tours que vous avez connu, lequel vous a le plus passionné ?

Comme beaucoup de gens, c’est le Tour 1964. J’ai eu la chance de le vivre à la fin de l’adolescence donc les émotions étaient encore plus fortes. C’était le plus grand de tous les Tours. C’était un concentré de cent éditions de Tour de France, avec deux coureurs extraordinaires et d’autres aussi beaux. C’était exceptionnel. Il y avait plusieurs milliers de spectateurs sur le Puy de Dôme, mais nous étions des millions à côté d’eux. C’était un Tour colossale.

Parmi tous les vainqueurs du Tour, si vous ne deviez en choisir qu’un, lequel ce serait ?

Moi je reste fidèle à René Pottier. On est 1905-1906, c’est le plus grand coureur de tous les temps. Il s’est suicidé en janvier 1907, mais c’est le premier vainqueur du premier vrai col du Tour de France avec le Ballon d’Alsace, en montant plus vite que les voitures, à 20 km/h. C’est lui qui donne son vrai cachet au Tour de France dans la montagne.

Pour terminer, que peut-on souhaiter au Tour de France pour les cent prochaines éditions ?

Qu’il reste lui-même avec sa dimension affective, que le public aille toujours à la rencontre des coureurs. Qu’il conserve aussi sa mitoyenneté et cette part d’humilité qui est l’âme du Tour de France. Les spectateurs ne sont pas des spectateurs, ce sont des acteurs. Ils sont là, ils applaudissent, ils tendent les mains, ils ont des étincelles plein les yeux. Ce ne sont pas les spectateurs d’un stade fermé. C’est le Tour, c’est la magie du Tour et il faut que ça continue.

 

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