Il y a deux Chris Froome. Le premier, imperturbable patron du Tour de France, quatre fois vainqueur, cinquante-neuf fois maillot jaune, invincible tête de proue de l’une des meilleures équipes de l’histoire de la Grande Boucle, est le plus célèbre. Son jumeau espagnol, trois fois deuxième de la Vuelta, maillot rouge une seule journée, jamais souverain, toujours battu, est le plus humain. Ce Chris Froome là est trop souvent oublié quand est dépeint le cyborg qui domine le mois de juillet. La Chronique du Vélo a décidé de vous raconter son histoire en deux épisodes. Le premier volet de cette série nous mène à la Vuelta 2011, acte de naissance du champion Chris Froome.

Dans une équipe Sky encore balbutiante, Chris Froome n’est, en 2011, qu’un élément parmi tant d’autres. Un pion au service de l’objectif ultime de l’écurie novatrice de Dave Brailsford, le sacre de Bradley Wiggins sur le Tour de France. Mais sur la Vuelta, son talent éclate au grand jour. La fin de l’anonymat, l’aurore brillant d’une légende.

Pour Bradley

« Cette année, le pic de forme de Chris arrive plus tard pour qu’il puisse être compétitif en troisième semaine et sur la Vuelta », nous confiait-on chez Sky pendant le Tour de France. Pour rassurer sur la fraîcheur du Britannique autant que pour avertir la concurrence. « La Vuelta est un Tour que j’aime. C’est une course difficile et vicieuse, mais j’aime ces trois semaines. J’ai fini 2e à trois reprises, maintenant je veux gagner », affirmait le Kényan Blanc à nos confrères du Soir. La volonté de remporter un deuxième grand tour, le désir, aussi, de chasser de vieux démons originels. Car c’est bien la Vuelta qui est la genèse de l’éclosion de Chris Froome sur la scène cycliste internationale. Celle qui a fait de “l’Africain” un coureur incontournable. C’était en 2011.

L’équipe Sky naissait à peine, avec un an de professionnalisme au compteur. Bradley Wiggins, la vedette de la jeune formation portait seul le poids des attentes. Première recrue phare du projet de Dave Brailsford, le Britannique, spécialiste mondial du contre-la-montre, devait devenir la nouvelle star du Tour de France. En début d’année 2011, il avait terminé troisième de Paris-Nice puis s’était imposé sur le Dauphiné devant Cadel Evans et Alexandre Vinokourov. Déjà quatrième de l’épreuve juilletiste en 2009, l’ancien pistard avait terminé sa mue, le maillot jaune n’avait plus rien du rêve fou, il s’était transformé en objectif réaliste. Oui mais voilà, le Team Sky a beau innover, son leader être bien entouré, le Tour n’est jamais une mer tranquille et ses vagues emportent Bradley Wiggins dès la septième étape vers Chateauroux. Pris dans une chute, à terre, le facétieux britannique ne se relève pas. Un peu plus tard, le diagnostique tombe, fracture de la clavicule. Ses espoirs se dirigent désormais de l’autre côté des Pyrénées, vers l’Espagne et sa Vuelta.

D’outre tombe

C’est là que Chris Froome intervient. Jusqu’à ce mois d’août 2011, le grand échalas maigrelet ne fait peur à personne. Il n’a pas de référence valable sur les grands tours. À dire vrai, il n’a aucune référence tout court. Ah, si, deux faits d’armes qui datent de quatre ans au moment d’entamer le Tour d’Espagne : une victoire au Tour du Japon et une seconde place aux championnats du monde du contre-la-montre des “petites nations”. Néanmoins, il est considéré comme un bon rouleur capable de grimper correctement. Il parvient notamment à terminer dans les quinze premiers du Tour de Castille-et-León et du Tour de Romandie. Sur le Tour de Suisse, s’il tient souvent tête aux meilleurs, il cède trop de temps dans ses moments de faiblesses. Son potentiel est certain mais il semble que jamais ce coureur venu d’ailleurs n’accomplira ce dont son corps est capable. Et puis, ce Chris Froome a une fâcheuse tendance à décliner quand la saison avance.

2011 ne fait pas exception. Catastrophique sur le Tour de Pologne début août, il termine 84e et fait définitivement perdre patience à son boss. Quelques jours avant le départ de la Vuelta, Dave Brailsford décide de faire une croix sur son coureur. Dans son autobiographie The Climb, Chris Froome raconte même qu’il n’espérait plus courir la Vuelta. Brailsford a décidé que le Norvégien Lars Petter Nordhaug, seizième du Tour de Pologne, serait le dernier élément pour aider Wiggins en Espagne. À la fin de l’épreuve polonaise, il se laissait même aller à enchaîner les vodkas : « Je n’étais jamais sorti après une course mais ce soir-là, je suis rentré ivre à l’hôtel. J’avais bossé comme un fou toute l’année mais rien ne marchait. Je sentais que les autres évitaient mon regard. J’étais un vrai zombie. » Déception ambulante, il consent alors à baisser son salaire de 100 000 euros par an pour rester chez Sky. La réponse de Brailsford à l’agent du coureur est cinglante : « Qu’est-ce que Chris a fait cette saison ? Rien du tout ! » L’aventure de Froome en World Tour doit donc s’achever. Il commence à démarcher des équipes de l’étage inférieur.

Mais quelques jours avant la Vuelta, alors que tout semble perdu pour lui, Chris Froome reçoit un appel de Bobby Julich. Il pense qu’on va lui annoncer la fin de son aventure chez Sky, mais l’Américain le prend à contre pied : « Lars Petter est cloué au lit à cause de la grippe. Chris, tu cours la Vuelta ! » Ce que personne ne sait encore, c’est que Chris Froome lutte depuis quelques années contre une maladie, la Bilharziose. On lui a diagnostiqué ce virus parasitaire tropical fin 2010 à Nairobi, alors qu’il n’expliquait pas ses baisses de formes récurrentes. Cette maladie, que son frère Jeremy avait aussi contractée, peut provoquer de la fièvre, du sang dans les urines et les selles et, si elle n’est pas traitée, causer la mort. Après le Tour de Suisse en juin, Chris Froome se décide donc à prendre un traitement qui affaiblit définitivement le virus à la fin de l’été 2011, au moment d’entamer la Vuelta. Pendant l’épreuve, il expliquera ainsi ses performances inattendues : « J’ai suivi un traitement après le Tour de Suisse en juin. Je pense que ma condition actuelle montre que j’ai finalement pris le dessus sur la maladie. »

Un duel épique, une première défaite

Discret mais bien placé au côté de son leader en première semaine, Chris Froome passe inaperçu jusqu’à la neuvième étape. C’est dans La Covatilla, dernière difficulté du jour, que le Britannique prend une première fois la lumière. Dans son style devenu si caractéristique, il accompagne Bradley Wiggins jusqu’au sommet, prenant la cinquième place à sept secondes du vainqueur, Dan Martin. La performance interpelle, mais c’est le lendemain que la sensation prend vraiment corps. Le contre-la-montre de quarante-sept kilomètres doit enfin couronner Bradley Wiggins. Le Britannique, aux portes du top 10, a largement les moyens de reprendre la minute qui le sépare de Bauke Mollema, le maillot rouge. Mais Bradley Wiggins n’est pas au meilleur de sa forme, au contraire de son domestique, Chris Froome, qui réalise le meilleur chrono de sa vie et termine deuxième de l’étape derrière un Tony Martin intouchable. Bradley Wiggins, troisième à plus de vingt secondes de son équipier, doit laisser le rouge s’installer sur les épaules de Chris Froome. Un véritable coup de tonnerre sur la Sky, Wiggins fulmine, il a été dominé dans son domaine.

Personne ne pense cependant que cet Africain méconnu peut tenir les trois semaines. La situation rentre d’ailleurs dans l’ordre dès l’étape suivante, après le premier jour de repos. Froome joue l’équipier modèle et son leader se pare du maillot de leader. Le doute s’insinue pourtant quelques jours plus tard. Lors de la quatorzième étape vers la Farrapona, Chris Froome accompagne les rouflaquettes rousses du maillot rouge jusqu’en haut, il reste fidèle mais l’impression visuelle trahit sa frustration. Quand les adversaires partent sans que Wiggins n’exige un retour immédiat, Froome s’énerve. Wiggins ne veut pas que son domestique ne roule trop fort derrière, un aveu de faiblesse qui agace le Kényan Blanc. Le lendemain se profile le périlleux Angliru. Les terribles pentes du mont des Asturies ne mentent jamais.

Derrière Juan José Cobo, improbable dompteur des cimes, l’évidente impression de la veille finit par se concrétiser. Bradley Wiggins est à l’arrêt, attaqué de toute part, et Chris Froome tue le père. Il laisse son leader à son triste sort sur des rampes à plus de 23 %. Wiggins perd le maillot rouge et le leadership dans sa propre équipe. Désormais, il y aura un duel, épique, entre deux immenses surprises, Juan José Cobo Acebo et Chris Froome. Le Britannique a moins d’expérience et un débours de vingt secondes qui s’avérera fatal face à l’Espagnol. Jusqu’à la fin pourtant, Froome met la pression sur son adversaire. En haut de Peña Cabarga, au terme d’un mano a mano haletant, il remporte sa première victoire sur un grand tour. Insuffisant. Après cet exploit, il n’a malheureusement plus l’opportunité de faire la différence et échoue à treize secondes d’une invraisemblable victoire. Chris Froome le champion est né, Brailsford voit la concurrence s’affairer autour de son joyau, il se mord les doigts mais parvient à le prolonger à prix d’or. Il ne le regrettera pas. Même si, six ans après cette magnifique première Vuelta, le quadruple vainqueur du Tour de France n’a pas encore inscrit son nom au palmarès de l’épreuve espagnole.

Buy me a coffeeOffrir un café
La Chronique du Vélo s'arrête, mais vous pouvez continuer de donner et participer aux frais pour que le site reste accessible.