Tous les jours, ils sont là. On les voit s’élancer loin de la meute. Parfois ils gagnent, mais le plus souvent, ils pédalent pour pas grand-chose. Alors aujourd’hui, qu’importe le destin de l’échappée, rendons hommage à ceux qui la composent.

Savoir attaquer

Je cherchais une manière de débuter ce texte. Je ne voulais pas faire dans le pompeux. D’abord parce que ce n’est pas mon style. Ensuite parce que les personnes dont je veux vous vanter les mérites ne mangent pas de ce pain-là. Au contraire, ils sont plutôt du genre à se battre pour des miettes. Je ne voulais pas faire dans le guerrier. Parce que ça n’est que du sport. On a beau parler de fuyards, on n’est pas dans un remake des Évadés. Le plus simple je crois, ça serait de faire dans l’humain. Car, à bien y réfléchir, il n’y a pas vraiment de logique dans le baroud, seulement l’obstination, l’envie de (se) prouver quelque chose.

Reste qu’une fois ces considérations stylistiques tranchées, il me restait un texte à écrire. De qui vous parler ? Qui a le plus de mérite entre Thomas Voeckler reparti avec les lauriers d’une étape, du jaune et du maillot à pois et Perrig Quéméneur, infatigable travailleur cantonné aux échappées vaines de la première semaine ? J’ai l’embarras du choix. Dans ma jeune carrière de journaliste, j’ai souvent eu affaire aux baroudeurs. Récemment sur la Chronique du Vélo, on peut citer Sylvain Chavanel, en quête d’un bon coup sur la route du Tour, ou Larry Warbasse, qui a trouvé la bonne sur le Tour de Suisse au mois de juin.

J’ai tout de même eu une expérience plus marquante que les autres. A l’école de journalisme, il est de tradition de participer à des prix ou des bourses. Je m’étais inscrit à un concours intitulé « Portraits de Normands » car ce dernier me permettait de faire un sujet que j’avais sous le coude depuis un moment : Thierry Marie et sa fameuse échappée solitaire du Tour 1991. Un Normand qui s’offre un baroud de 234 km le long des côtes de la Manche, je ne pouvais pas plus être dans le thème.

Petit rappel de l’histoire pour ceux qui ne s’en souviendraient pas. C’était la sixième étape du Tour de France entre Arras et Le Havre, 259 kilomètres au programme et une victoire promise à un sprinteur. Djamolidine Abdoujaparov est le Kittel de l’époque et a déjà glané deux étapes dans cette première semaine. Comme le sprint intermédiaire se situe à vingt-cinq kilomètres du départ, aucune échappée n’arrive à se former. Après ce premier point de passage, Marie part tout seul en contre. Avec le vent dans le dos, il prend plus d’un quart d’heure au peloton et s’impose finalement pour deux minutes, prenant au passage le maillot jaune.

Savoir encaisser

Autrement dit, niveau baroudeur, ça se pose relativement haut. Quand j’ai vu Guillaume van Keirsbulck faire pareil lors de la quatrième étape du Tour, je n’ai pas pu m’empêcher d’y repenser. Devant le raid solitaire du Belge, les mots de Thierry Marie me revenaient en tête: « Dans ces moments-là, tu ne t’ennuies pas. Tu gardes ton esprit occupé pour oublier la souffrance liée à l’effort. » Pour avancer comme une balle, le baroudeur doit rester dans sa bulle. Il aimerait remercier le public du Tour et sa clameur, mais il n’a pas de force à gaspiller.

Le cyclisme a son lot d’expressions fleuries pour décrire les attitudes. Fréquemment, le baroudeur montre le masque et se retrouve les deux pieds sur la même pédale, tout ça pour aller au bout. Sauf que l’échappée ne reste qu’une petite souris dépendante du bon vouloir des gros matous du peloton. Si un Marie a pu lever les voiles jusqu’au Havre, c’est en partie grâce à l’attentisme de ce dernier. Sinon, vous pouvez avoir les meilleures jambes de la terre, vous ne lèverez jamais les bras. Demandez à Maciej Bodnar. Le Polonais, relevé de ses fonctions de gregario, était probablement le plus costaud sur la route de Pau. Sauf qu’il aurait fallu en avoir davantage, du pot, pour que les félins aux grosses cuisses ne viennent le croquer tout cuit.

Il y a de quoi pousser certains au fatalisme. L’appel un peu désespéré de Yoann Offredo sur France 2 m’a fait un pincement au cœur. Ce n’est pas le professionnel aguerri conscient que la bonne échappée est l’exception qui confirme la règle qui s’est exprimé, c’est le cycliste qui s’est tapé des bouts droits dans le vent sur plus de 150 km qui a étalé sa frustration sur un plateau télé. Le tour de force du Normand en 1991, ça n’arrive qu’une ou deux fois par siècle. Et c’est pour qu’on aime le baroudeur. C’est l’anti-mythe de Sisyphe. Le rocher qu’il pousse retombe à chaque fois. Sauf qu’un jour, il restera peut-être en haut de la colline, et alors vient le pinacle d’une vie de cycliste.

Savoir conclure

A ce jeu, il n’y a pas de justice. On peut s’appeler Lilian Calmejane et avoir une réussite insolente, on peut aussi être un coureur de l’équipe Fortunéo ou Wanty et repartir bredouille de chaque abordage. Ce n’est pas qu’une question de moyens, il faut aussi des coups du sort. Ce fut le cas pour Vincent Barteau, porteur du jaune après une bonne échappée en 1984. Le Normand (lui aussi) s’est lancé à la poursuite des fuyards parce qu’il était vexé que ces derniers aient attaqué au moment où il urinait, de quoi le faire philosopher au moment de revenir sur cet épisode: « En fait, ce jour-là, si je m’arrête pas pisser, je reste en centième position, je prends jamais le maillot. »

Et quand tous les ingrédients sont réunis, le sort peut aussi jouer des tours. Lors de ma plongée dans les entrailles du cyclisme normand, j’avais également pu discuter avec Philippe Bouvatier, connu pour s’être trompé de route dans le final de la quatorzième étape du Tour 1998 alors que la victoire lui tendait les bras après une échappée parfaitement maîtrisée. Une erreur d’aiguillage a privé le Rouennais du plus beau succès de sa carrière. Le genre de truc qui reste en travers de la gorge une éternité. La preuve, quand j’avais appelé Bouvatier pour parler de sa relation avec Thierry Marie, il a glissé au bout de deux phrases qu’il avait failli connaître pareil bonheur sur la Grande Boucle.

L’ironie, c’est que sa mésaventure l’a davantage propulsée dans la légende qu’une simple victoire. Car le baroudeur n’est pas acclamé que pour son seul succès, la pugnacité et le panache rentrent en jeu. Si le bouquet de Warren Barguil à Foix a tant de saveur, c’est qu’il vient après la douche froide de Chambéry. C’était pareil pour Thierry Marie, qui cinq ans avant sa grande échappée, a eu la frustration de se faire déposséder du maillot jaune par un coéquipier juste avant l’étape qui passait dans sa région natale. Je ne connais pas assez les itinéraires personnels de Barteau, Bodnar, Bouvatier, Calmejane, Chavanel, Offredo, Quéméneur, Van Keirsbulck, Voeckler ou Warbasse, mais ils avaient tous une bonne raison de se lancer dans cette folle aventure. A eux, comme à ceux qui ne sont pas cités et ceux qui les imiteront, sachez que je ne vous comprends pas toujours, mais je vous admire.

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